A l’époque, nous habitions dans le centre du village, près de l’église, une de ces vieilles bâtisses étriquées, toute en hauteur, au pied d’une rue étroite et pourtant principale. Au creux de cette vallée de la France dite profonde, où les Parisiens égarés s’étonnaient encore que les routes soient goudronnées ici aussi, vivait notre voisine d’en face, une mère de famille nombreuse d’âge indéfinissable, rebouteuse de son état, et dont le don s’était transmis de génération en génération, aussi loin que la mémoire du village remontât. Mais contrairement à ses ancêtres, en plus de guérir et de protéger, il était dit qu’elle pouvait lire l’avenir dans les entrailles des volailles, et nombreux étaient ceux qui venaient, gallinacé en main, frapper à la porte d’en face, en espérant l’entendre leur conter fortune.

Toutes ses prédictions, une à une, se révélaient exactes, elle ne se trompait pas, même dans ses visions les plus funestes. Aussi, sa réputation grandissant, elle fut rapidement obligée de limiter ses consultations. L’exercice était exigeant, elle fixa donc les séances au dimanche matin, pas plus de trois clients à chaque fois, et la liste d’attente s’allongea, s’allongea et s’allongea encore, au point qu’il y fallut bientôt réserver des mois à l’avance. Elle commençait toujours une fois la messe dite, et à midi, elle terminait son office. Nous, curieux, regardions par la fenêtre, derrière les rideaux, pour voir si nous connaissions celles et ceux qui, par naïveté et par crédulité, venaient dépenser leurs maigres paies dans cet art si particulier.

Bientôt, la liste fut si longue qu’il fallut faire quelque concession face au mécontentement général – la femme du maire elle-même était intervenue, déçue de devoir attendre après l’été pour connaître sa destinée. La pratique aidant, ses dons se développant, notre voisine proposa alors aux impatients de lire l’avenir dans le cœur des pommes de terre. Et très vite, le défilé des clients recommença, s’amplifia tout le dimanche matin. J’observais toujours ce manège, depuis la fenêtre, tapi derrière les rideaux, et il m’amusait énormément. Oh oui, il m’amusait.

Jusqu’au jour où les tourments de l’adolescence vinrent à s’emparer de mon esprit, et me firent tomber éperdument amoureux d’une des filles de notre voisine, émoi que je gardais secret. Mais la réciprocité de mes sentiments me taraudait au point de devenir insupportable, assez pour que je me décide à aller dans les écarts jusqu’à la première ferme, repartir avec un poulet sous le bras, et le dimanche matin frapper à la porte de notre voisine, timide et honteux, pour mieux savoir ce qui m’attendait.

Devant moi, tremblant, éberlué, elle l’ouvrit du thorax au croupion, extirpa de ses mains sanguinolentes tout ce qui voulait bien se détacher du giron de la bête, avant d’attraper un grand couteau de cuisine, et de lui fendre le palpitant en deux. Elle se pencha sur lui pour un long examen silencieux, pendant lequel vous auriez crû qu’elle se penchait sur moi. Je m’attendais à ce qu’elle me dise « Je vois … », mais elle restait plongée par l’esprit dans le muscle exsangue, me jetant parfois un furtif coup d’œil, rempli d’une foule d’interrogation.

Pétrifié, vulnérable, je l’étais, et si vous m’aviez ouvert le cœur à moi aussi, vous auriez vu les meutes de loups squelettiques qui me poursuivaient, la rivière débordante de poissons sans chair au milieu de laquelle je me débattais, prêt à mourir à la première des prophéties m’enjoignant d’abandonner tout espoir de séduire l’être aimé.

Au lieu de cela, à la fin d’une séance interminable et de marmonnements dont je ne compris rien, elle se tourna vers moi simplement pour me dire : « Tu devrais rester déjeuner à midi avec nous ». Et aussi loin que remonte ma mémoire, jamais des poulets accompagnés de frites ne me parurent aussi délicieux.


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