Parce que ma performance en juillet dernier avec Justine Neubach ne me convenait pas, je lui ai proposé une nouvelle tentative en ce mois de décembre 2012 à l’occasion des Vases Communicants, dont la liste figure ici. Elle a choisi le thème, et à partir de là chacun a laissé son imagination faire le reste. Le pendant de son texte, Preload, est accessible sur son site.

Un hôpital de campagne.
Les couloirs lavés à grande eau jusques aux plafonds.
La translucidité des murs, leur aspect de nageoire fragile et la pulsation régulière que leur imprime un souffle depuis l’extérieur.
Le bourdonnement de la salle d’attente au linoléum plus instable qu’une bâche de piscine.
On traîne un corps. D’autres sont déjà là, debout, en cercle sous des contre-chaises : il s’agit de crochets vissés dans le plafond, auxquels pendent des cordes à l’extrémité desquelles on trouve des ventouses. Tout cadavre déposé sous une contre-chaise se fait aspirer par le sommet du crâne et se dresse à la verticale.

Dans cette pièce, les morts ont un aspect de lait bouilli. Leurs yeux trop grand ouverts ou trop longtemps, gonflent lentement jusqu’à former des bulles couleur buée, qui tout à coup éclatent, et dont la racine baigne dans un exsudat mousseux. Des morceaux de peau détachée sont partout imprimés aux murs. On dirait de vieux lézards que l’âge et le dessèchement auraient aplatis, ou bien une peinture fientée en touches espacées, sans régularité, étirées dans le sens d’un mouvement peu concerné par les traces de son passage et qui ne se retourne pas dessus ; c’est le sang très blanc des fantômes.

L’homme qui soudain pousse la porte et se tient sur le seuil attire à lui tous les visages. Il appelle un nom à haute voix. “Monsieur Hurleumoix ! Qu’il me suive”. Deux infirmiers empoignent l’anti-chaise et lui emboîtent le pas tant bien que mal.
Le thanatologue les entraîne dans un dédale de couloirs, baignés d’une lueur mauve, dont les parois peu à peu se courbent jusqu’à ce que le passage ait pris la forme d’un tuyau. Les murs sont d’un mauvais plastique, transparent, froissé par endroits. Tout ce que l’on distingue de l’extérieur est un brouillard, au fond duquel des silhouettes pointues se dressent vers le ciel comme un rang de clochers.
Arrivé au bout du tuyau, le docteur pousse une porte puis s’efface devant son patient. Les infirmiers se retirent sans un mot.

Les voilà l’un face à l’autre dans l’anti-pièce, un lieu sans murs, sans vent, sans plafond ni ciel, un lieu bleu dont le sol, tendu de soie, est criblé de trappes ouvertes.

“Que puis-je pour vous ?”
Monsieur Hurleumains se tord les doigts. Il tousse, il est sur le point de respirer.
« Je suis désolé pour vous », compatit le thanatologue. L’autre relève un peu la tête : « j’ai toussé je crois. C’est affreux. Tout sauf ça ! »
Un temps.
“Mon oeil crevé s’allume.
-Vous vous déshydratez ?
-Trop peu.
-Mangez-vous déséquilibré ?
-Un escalier de temps en temps.
-Allons… Allongez-vous, dépiautez-vous, nous allons voir.”
Hurleucroix s’étend, attrape sous son menton une fermeture éclair qu’il fait glisser jusqu’à son nombril, et quitte sa peau.

Quelques minutes plus tard, il la réajuste avec application sous le regard soucieux du Docteur.

“J’ai quoi ?
-Asseyez-vous.”
Il s’assoit.
“C’est grave ?
-Non, enfin oui… Votre coeur s’est remis battre. Les vers de pourriture classique ont déserté votre intestin. Au palper, j’ai senti une légère dérigidification des chairs. Vous êtes en grand danger de vie. Je vais d’abord vous prescrire une décharge infectieuse. Si malgré cela les choses ne s’arrangent pas dans les trois jours, il faudra revenir. Votre cas est sérieux. Vous risquez la convalescence et peut-être pire : la naissance.”
Hurleufoie manque de défaillir. Le sol se dérobe sous ses pieds ; un saut de chat sur le côté lui permet d’échapper de justesse à la trappe qui s’ouvre.

Pendant ce temps, le Docteur rédige l’ordonnance.
-2 pastilles Gélagrippe 500mg, 3 fois /j pendant 5j
-1 gélule de Streptocal 1g, 2 fois /j à l’heure des repas pendant 5j
-se crever l’oeil de temps en temps avec un outil à lame sale

“Avez-vous votre Carte Fatale ?”
Hurleunoix la lui tend d’une main mal assurée.

Pourtant, deux mois plus tard, le voici en mauvaise posture au service de désanimation de l’hôpital des Morts. Tout est allé très vite. La prompte amélioration de son état de santé, les examens complémentaires, l’incompréhension des thanatologues et leur impuissance vis-à-vis de ce qu’ils appellent un “état de santé chronique”. Monsieur Hurlecoeur déborde d’énergie au point qu’il leur a fallu l’enchaîner. Ses piaillements de vitalité, son teint rosé, le pianotement gai et rythmé de ses doigts sur sa cuisse et son fredonnement compulsif, attendrissent même les infirmières, qui soupirent en longeant son lit avec un air de profonde pitié. De temps en temps, l’une d’elles, à la voix douce et rassurante, vient planter des couteaux en travers de son cou. Il remercie depuis le fond d’un puits qui n’a de cesse de se creuser.

Et puis une alarme retentit. C’est pour lui. Il entend de loin. “Poussez-vous !” De l’agitation. Voix nerveuses. Choc. Corps transpercé.
“Monsieur Hurleuquoi est en train de naître ! faites venir le thanatologue en chef !”
Brouillard.
“-ctions vitales reprennent !”
“-sieur Hurleurien va…”
“-plus rien faire”
Puis le froid. La suffocation. Un barbouillement de lumière où tremble un visage flou. Une inspiration, la première, et les petits poumons froissés qui se gonflent comme des ballons, dans une douleur cisaillante.



1 commentaire

Julie · 23 décembre 2012 à 20:13

J’aime beaucoup ! Ca me fait penser à du Cortazar, un peu :). Les images qui fourmillent

Ce billet vous a plu ? Laissez un commentaire !

%d blogueurs aiment cette page :