Préalable indispensable à la lecture
Il y a quelques mois, avec Christian G@rp (connu notamment pour La suite sous peu, je suis réducteur en ne citant que cet espace de création), nous avions convenu d’échanger ensemble, en novembre d’abord, puis, à cause de circonstances contraires, au mois de janvier.
Notre idée consista à créer un vase publié à raison d’un fragment par heure, sur 24 heures, en alternance, 1400 signes environ chacun. Un couple en crise, qui se dispute, lui jouant l’homme, moi l’épouse, lui rentre du travail, elle lui a organisé un dîner à thème en amoureux, basé sur le principe de l’émission Secret Story – deviner le secret de l’autre. Rien de plus que ces trois lignes en guise de feuille de route.
Nous n’avons découvert les fragments de l’autre que le mercredi précédent, au moment de programmer les billets qui se sont égrenés tout au long de la journée des Vases Communicants de janvier. Et petit miracle de l’écriture à distance, ils se sont parfaitement emboîtés, sans nécessiter de retouche, sans qu’il n’y ait eu, à un seul instant, une quelconque coordination entre nous…
Le résultat a été, pour lui comme pour moi, et peut-être pour vous, saisissant. Je tiens donc à remercier Christian pour cet échange, presque 12 vases en un seul, et pour le plaisir que chacun des textes écrits et leur agrégation m’ont procuré. Vous pouvez découvrir l’épilogue qu’il a rédigé lui aussi par ici.
Pour en faciliter la lecture, figurent en noir les fragments que j’ai rédigés, en bleu ceux de Christian. Les heures indiquées en en-tête de chaque fragment sont les heures de publication initiales sur le blog du partenaire.
La Dispute (épisodes 1 à 24)
Minuit
Comme le répètent à longueur d’année tous les magazines, le plus difficile, dans un couple, c’est bien de durer. Celui que moi, Thérèse, je forme avec mon cher et tendre, dure depuis plus de trois décennies, et nous sommes toujours sur le petit nuage des premiers temps. C’est qu’il faut savoir faire des efforts, casser la monotonie du quotidien. Ce vendredi soir, j’ai eu l’idée, grâce à une émission de télévision sur laquelle je suis tombée tout à fait par hasard, figurez-vous ! Une petite troupe de jeunes comédiens totalement inconnus, enfermés dans un appartement et filmés en permanence, qui se livrent à des jeux originaux dans une ambiance festive : ils ont tellement de talent pour le spectacle qu’ils semblent d’une sincérité et d’une bêtise parfois abyssales, à l’image des jeunes d’aujourd’hui. Toujours est-il que je n’ai pas trouvé si mauvais le concept, et j’ai préparé une petite soirée entre amoureux pour mon époux. Nous devrons chacun deviner un secret de l’autre, autour d’un bon dîner que je lui ai préparé avec amour. Je suis certaine qu’il va adorer cette petite surprise. Mais il est bientôt dix-neuf heures, il ne devrait plus tarder maintenant. J’ai hâte de savoir comment il va réagir ! J’entends la porte… Nous allons tout de suite le savoir !
1 heure
L’habitacle refoule les bruits du dehors de l’autre côté des vitres, en cela guère différent du bureau bunker qui est sacro-sien en haut de la tour de bétonverre qu’il vient de quitter en empruntant l’ascenseur moquetté option calme – le silence faciliterait-il la concentration dans le travail jusqu’à le prolonger, en abolir la frontière avant/après, à supposer qu’un après existe ? ce dont il doute tant de points communs en cailloux de petit poucet parsèment la route de sa vie : graviers qui jamais ne crissent sous ses pas en cuir luxés de directeur marketing, appartement et voiture de fonction, il le réalise soudain au coeur de la fatigue amniotique dans laquelle il baigne, n’a jamais cessé de baigner, tous deux le préservant des agressions décibels extérieures. Exténué, il l’est – ce qui ne fait pas de bruit, ce dont il ne se vante pas à la Compagnie – de n’avoir aucune coupure, sans cesse connecté à son job, d’une façon ou d’une aut –
– ça continue : un appel vibre – infime – d’une pression du pouce – commande au volant (condition en police corps 8 apposée au bas du contrat posé et imposé en assurance sur sa vie par la Compagnie) – il prend la communication – aussitôt la voix pro s’adresse en ligne directe à son cerveau proche de l’implosion – exténué, il l’est, sans cesse connecté à –
— Monsieur le directeur, le cabinet TripleA vous demande – c’est urgent. Puis-je vous transférer l’appel ?
Infime hésitation qu’il masque d’un râclement de gorge. Puis :
— Oui, bien entendu. Merci, Ca –
Ça aussi, ça continue : pas même le temps de finir ses phrases que déjà la suivante va enchaîner en collier de perles – d’esclave, plutôt. Mais il ne se plaint pas – jamais – estime que ce serait indécent eut égard au salaire versé pour ainsi ne pas déconnecter et davantage rapporter à la Compagnie. Retour sur investissement, en somme…
Le bluetooth relaie à l’oreillette une autre voix qui se présente à peine – là n’est pas l’objet de l’appel – et embraye aussitôt – time is money, money, money.
Tandis qu’il signifie son attention de sons sourds restitués avec haute-fidélité amplifiée par le micro-cravate, la direction assistée range en souplesse et silence le véhicule de fonction à sa place dûment numérotée, les sièges protestent en feulant à peine lorsqu’il quitte l’habitacle avant de se diriger vers l’ascenseur qui le conduira à son étage personnel – malgré le béton et le verre de l’immeuble, la communication jamais ne s’interrompt ni ne se brouille : efficience, efficience.
Fausses notes (encore que trop lointaines, dans son dos, pour gêner son interlocuteur) : celles du verrouillage des portières – le clignement de paupières des phares suffirait.
Se dit-il.
Fausse note (à venir) : une épouse télémaniaque.
Très.
Trop.
Exténué, il l’est.
Et lorsqu’il posera le portable – réaction en chaîne ? – elle enchaînera (le cas de le dire).
Lui qui n’aspire qu’à respirer, souffler, va souffrir de subir des commentaires monologues débités non-stop, entendus sans les écouter, jusqu’à finir vidé de sa substance – à supposer qu’il lui en reste.
Il ne se plaint pas – jamais – estime que ce serait indécent – mais n’en pense pas moins tandis que la trois points déverouille devant lui l’espace quasi infini du loft.
— OK, je vous maile dès demain une version revue et corrigée du contrat et je vous appelle à, disons, 9 heures ? Parfait. À demain, donc. Passez une bonne soirée.
Pas précisément ce qui l’attend.
Se dit-il.
Exténué.
Il coupe la communication.
2 heures
Comment cela, mon idée n’est pas bonne ? Tu dis cela parce que tu es fatigué, après cette harassante semaine de travail. Comme je te comprends ! Ecoute, voici ce que je te propose : prends le temps de te poser, de te mettre à l’aise, et tu verras, je suis tout à fait convaincue que cette soirée à thème va te paraître enthousiasmante. Tu me connais, n’est-ce pas ? N’as-tu pas hâte d’essayer de percer l’ultime secret que ta douce compagne a su conserver toutes ces années durant, en dépit de notre totale complicité ? Comment cela, « non, tu n’as pas hâte » ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Et où est ton journal ? Mais comme d’habitude, mon petit chéri, comme d’habitude, sur la petite table à côté de ton fauteuil de lecture, évidemment !
Des habitudes que tu devrais envisager de changer… Pantoufles – journal, pantoufles – télévision, pantoufles – mots croisés, pantoufles – je suis vraiment crevé ce soir, pantoufles – j’ai ramené du travail à la maison… Tes soirées à thème, elles, ne sont guère excitantes… Je ne sais pas comment nous allons être à la retraite, mais la perspective que les journées de demain ressemblent à nos soirées d’aujourd’hui m’éreinte déjà d’ennui.
3 heures
Tête vide, il subit l’assaut forcené de phrases emmêlées au fond sonore de la télé, hâché de pub. Ne parvient à en fixer aucune – le veut-il, le peut-il seulement ? – ajoute ça au débit de la fatigue qui lui brouille les neurones puis réalise que :
— Mais tu ne t’arrêtes donc jamais de zapper ?
Lache-t-il un ton en dessous de son exaspération.
Visiblement et auditivement, pour autant qu’il puisse en juger : non. Elle, ni ne bronche ni ne change rien, sauf de chaîne.
De l’une à l’autre, en marelle et retour, moins de trois secondes sur chaque case, embrouillamini d’images et de sons hertziens, salmigondis entêtant, exténuant – impossible pour lui de fixer son attention qui déjà se délitait. Il explose (une implosion serait davantage intérieure tout autant que convenable, sauf que son intérieur est déjà plein d’une journée aliénante) :
— Mais putain ! Arrête de zapper c’est insupportable !
L’index féminin suspend son vol, un temps, au-dessus de la télécommande puis reprend ses pressions compulsives à un rythme stroboscopique fidèlement reproduit par le poste de télévision – avec, cependant, un décalage si infime qu’il en est à peine décelable.
Incapable de soupirer d’exaspération puisque bouche ouverte face à tant d’indifférence, il passe au plan B – délaisser le frontal pour le biaisé – ça peut fonctionner mais sans garantie aucune :
— Et à part ça, qu’est-ce que tu me racontes ?
4 heures
J’ai bien compris que mon idée ne te plaisait pas. Ce ne serait pas par hasard parce que tu n’as pas envie que je devine ton petit secret. Petit polisson ! Si tu avais encore des secrets pour moi, je m’en serais rendue compte depuis longtemps. Comment veux-tu qu’une femme aimante et dévouée comme moi puisse ignorer quoi que ce soit de son petit mari ? Comment pourrais-je alors anticiper le moindre de tes désirs, si je ne te connaissais pas comme si je t’avais fait ? Pardonne-moi d’y penser maintenant, mais depuis toutes ces années, j’ai la très nette impression qu’il n’y a que le travail qui compte pour toi… Toujours la tête à tes dossiers, à tes réunions à venir,… Et encore, ce mois-ci, j’ai de la chance, tu n’as pas invité ton patron à dîner ! Quel triste bonhomme, celui-là ! Pas étonnant que vous vous entendiez si bien, tous les deux. Comment cela « il vient justement déjeuner demain midi » ? Tu as oublié de me le dire ? C’est une plaisanterie ? Tu te moques de moi ? Tu tiens vraiment à ce que moi, si douce et si calme, je m’énerve ? Et moi qui n’ai rien prévu ! Je vais encore passer pour une maîtresse de maison en-dessous de tout. Tu sais, mon chéri, je vais m’efforcer de maîtriser mes nerfs, mais cette soirée commence bien mal. Si j’étais ingrate, tu te servirais ton Porto tout seul. Mais vois comme je t’aime, en dépit de toutes ces contrariétés. Tu devrais prendre exemple sur moi.
5 heures
J’aurais mieux fait de la retenir, cette question-là.
Pense-t-il en se resservant un verre, le troisième – rien ne peut être pire, en matière de dégâts, que ce qu’il subit une nouvelle fois (il ne l’oublie pas) ce soir, ici, à ses côtés, là, à elle, télécommandante en chef de la télévision. Numérique ter –
Son esprit coq à l’âne et ricane alors en rebond : T.N.T, on ne pouvait mieux trouver. Avec la T.N.T, les couples explosent !
J’aurais dû bosser dans la pub, se dit-il en finissant un nouveau verre avant de réaliser et rigoler encore parce que directeur marketing et pub, c’est blanc bonnet et du bon, Dubonn –
Temps mort.
Regard torve à l’alcool qu’il tient dans la main pas dans la bou –
Ça ne s’arrange pas – il le faudrait, pourtant. Son esprit part en vrille, les commandes ne répondent plus – mayday mayday – il a dû griller un moteur, oui, sans doute, ou alors sa batterie est à plat – plus probable.
Ne pas perdre pied mais le reprendre.
Se dit-il.
Que dit-elle, au fait ?
Pas enten –
— Tu peux baisser un poil le son, s’il te plaît ? fait-il. On ne s’entend plus –
Au propre ou au figuré ?
Repousser cette question qui soudain sous lui s’avance, demain il fera jour, aujourd’hui il n’est pas en état de – peut-être moins que demain, finalement. Mais vu que cette comédie réitérée ne date pas d’aujourd’hui, après tout, avant rien, mieux vaudrait –
— Comment ? (sa voix à elle vient de percer le blindage de son entendement étourdi) Si j’aime Secret Story ?
6 heures
Je ne veux pas te faire de reproches, moi, parce que ce n’est pas le thème que j’avais prévu pour cette soirée, mais puisque tu parais de fort désagréable humeur, et que tu as la malhonnêteté intellectuelle de t’en prendre à moi qui n’y suis strictement pour rien… Je ne sais pas si tu t’en es rendu compte (certainement pas, sinon tu serais rentré depuis avec un bouquet de fleur), mais tu as oublié notre anniversaire de mariage, la semaine dernière. Je trouve cela plutôt significatif de tout l’intérêt que tu portes à notre couple. Tu as de la chance qu’il soit solide. D’ailleurs, cela fait au moins une éternité que tu n’es pas arrivé à la maison avec des fleurs. A une époque, il n’y a pas si longtemps, il y en avait dans tous les vases de maison. Tu te souviens à quel point j’aime leurs parfums, et leurs couleurs. Et combien un intérieur digne de ce nom est sublimé par une touche de décoration florale ?
Comment cela, tu t’en fiches ? Bien sûr, mes inepties t’exaspérent : je te dis que tu as oublié de me faire un cadeau pour notre anniversaire de mariage, et tu ne t’excuses même pas. Comment ? Moi non plus, je ne t’ai rien offert ? C’est une plaisanterie ? Elle est très mauvaise, mon chéri. Tu as la mémoire courte, mais passons. Que dirais-tu de commencer le dîner ? Tu seras très certainement de meilleure humeur quand tu auras grignoté un peu.
7 heures
Secret Story… Secret Story…
Ça tourne en boucle en tempête sous son crâne à force de lui dire quelque chose sans pour autant le lui dire même si cela lui rappelle vaguement (très) un truc auquel il n’aurait pas prêté la moindre attention si ce n’est celle d’avoir entendu (vaguement) (très) ce – nom ? titre ?
Il se fend d’une moue.
— C’est quoi, exactement ?
Encore une question qu’il aurait mieux fait de retenir – il le réalise à l’instant-même, lorsque son oeil à lui entre en contact avec l’oeil, là-bas, qui bigbrotherise depuis l’écran de la télévision dont elle a cessé de manipuler la télécommande. Mais la vitesse du son étant un mur que sa main ne peut franchir, la question, sa question à lui entre dans son conduit auditif à elle.
Qui pivote et le dévisage avec un air situé quelque part entre surprise et mépris, d’un oeil – tiens ? – noir. Elle ne le traite pas d’ignare – n’a pas besoin de prononcer ce mot pour le lui retourner de volée.
Cette fois-ci, entre eux, la communication n’est pas coupée – il aurait peut-être mieux valu.
— Ah, Secret Story ! Oui, bien sûr que je connais – penses-tu. (il croise les doigts pour que le bruit de ses neurones pédalant en danseuses forcenées ne se perçoive pas) Bon, j’admets que ce genre d’émission n’est pas précisément ma tasse de, heu, thé (coup d’oeil en direction de son verre), mais, heu, ça se laisse, hum – regarder ? (intonation malencontreuse, se dit-il – se reprendre, vite, se reprendre) Pourquoi cette question ?
8 heures
Ce dîner n’a pas l’air à ton goût. Je t’ai contrarié ? Pourtant, je n’ai rien dit de spécialement désagréable. En tous les cas, je n’ai dit que la vérité. Ce n’est quand même pas de ma faute si tu ne supportes pas la contradiction et la critique. Surtout quand elle vient de moi. Comment cela, mon potage est « trop salé » ? Mais c’est une plaisanterie ? Je le trouve très bon, moi, mon potage. Tu ne dis cela que pour te venger. Ce n’est vraiment pas un sentiment noble, l’envie de vengeance. C’est petit et mesquin. Tu devrais avoir honte.
Je me permets de te faire remarquer d’ailleurs, puisque tu évoques le sujet, que mon potage serait sans doute un peu moins salé si tu m’aidais dans les tâches ménagères. Ta vision stéréotypée et archétypale du couple est complètement obsolète. En trente ans, mon chéri, combien de fois as-tu proposé de passer l’aspirateur à ma place ? Zéro. La lessive ? Le repassage ? Zéro. Les courses alimentaires ? Zéro. La vaisselle ? Zéro. Si tu savais à quel point certains soirs, avant de me coucher, je prie pour que tu prennes une initiative en la matière ! Je serai tellement fière de toi si de temps en temps, tu me proposais de m’aider. Après tout, moi, quand tu me parles de ton travail – une des seules choses dont tu me parles encore, d’ailleurs -, je ne rechigne jamais à te donner des conseils avisés. Tu es le premier à reconnaître combien cela t’aide au bureau. Alors tu pourrais faire un petit effort, au moins une fois dans ta vie.
9 heures
— Mais dis-moi, ton Secret Story, là, ce n’était pas terminé depuis octobre dernier ? Non, ce n’est pas que ça m’intéresse, je t’ai déjà dit que ça se laissait regarder – ou écouter. Oui, ce serait plus juste – disons que c’est parfait en fond sonore entre les pubs et pour y jeter un oeil de temps à autres. En réalité (comme la télé du même nom, pense-t-il, encore que si la réalité a cette gueule-là, mieux vaut la fuir au plus vite et par tous les moyens), disons que ça peut constituer un intéressant sujet d’étude sociologique. Ah mais si, mais si. Tiens, je te prends un exemple (en digne orateur, il se ressert un verre – le nombre de ces derniers expliquant sa soudaine volubilité quelque peu joviale et immodérée sur un sujet aussi trivial) – non, plusieurs : d’abord, la vulgarité des candidats ; ensuite, la pauvreté de leur vocabulaire, à laquelle on peut ajouter leur look – oui, oui, je vais faire court, je zappe, je zappe – ah ah ah ! C’est mon tour, de zapper – et enfin, roulement de tambour (il boit un coup, s’essuie d’un revers de manche sans remarquer son geste, qui ne lui échappe pas à elle qui, pour le coup, tourne le nez alors que lui en a un dedans) : les secrets ! Non mais tu as bu – vu l’inanité de leurs secrets ? Nous sommes en couple, nous sommes en couple, nous sommes en couple, nous sommes un faux couple – ah ça, c’est vraiment la réalité vraie ! Authentique et tout et tout. Mais n’importe qui de normalement constitué les devinerait, leurs secrets ! Pourquoi ? Parce que nous sommes tous en couple, nous sommes tous des faux couples !
10 heures
Mais moi aussi, je peux te dire ce qui m’énerve, ce que j’ai sur le cœur, ce qui me porte sur les nerfs ! Je peux te parler de mon pire cauchemar. Celui-là, ce n’est pas un secret : Belle-Maman ! Autant quand nous étions jeunes, c’était supportable, nous sommes toujours restées courtoises l’une envers l’autre. Tu prenais – et tu prends certes toujours – parti pour elle, mais c’était supportable. Mais depuis qu’elle vit seule ! Depuis qu’elle vit seule ! Je m’en arracherai jusqu’au dernier cheveu sur la tête. Elle aussi ne se serait pas privée de me faire remarquer que ma soupe était trop salée. Si tu avais été un tant soit peu poli, tu aurais gardé cette constatation pour toi.
Mais ce qui m’horripile le plus, ce sont les vacances avec Belle-Maman. Dix ans, dix ans, que nous partons en vacances systématiquement avec ta mère. Et pas n’importe où ! Uniquement où elle veut : l’Egypte, le Mexique, les îles grecques… Belle-Maman aime les civilisations anciennes, alors c’est pour elle que nous partons. Moi, que je préfère les pays froids, que je veuille découvrir le Canada, Stockholm, Saint-Pétersbourg, tu t’en contre-fiches. Il faut croire que je suis condamnée à attendre ta mort pour que mon fils, à son tour, daigne m’offrir tout ce que tu me refuses depuis trente ans. Ou que Belle-Maman rejoigne enfin le Paradis où Saint-Pierre l’attend avec impatience depuis si longtemps. J’espère simplement que les vacances en tête à tête avec toi seront plus animées et dépaysantes que notre vie de tous les jours… Mais permets-moi d’en douter.
11 heures
— Comment ça je caricature ? Abso-lu-ment pas. Tu veux d’autres exemples ? On va continuer avec leurs secrets, tu vas voir. Alors, qu’est-ce qu’on a eu, déjà…
Il écarquille les yeux – le fond de son verre est vide, la bouteille aussi :
— On n’a plus de rosé ?
Aussitôt dit, aussitôt (dé) fait, il se lève et s’appuie de justesse d’une main contre le frigo américain dont la carrure de quarterback préserve un équilibre qui ne résisterait pas au premier éthylomètre venu. Conscient d’être rond, l’alcoolisé directeur de marketing se redresse du mieux qu’il le peut – très peu – ouvre la porte du frigo et y trouve son bonheur.
— Je savais bien qu’il en restait – on a toujours de quoi se bour – toujours d’avance. Ah ben d’ailleurs, suis-je rond – con, c’est moi qui le boulotte de la rame – qui le ramène du boulot.
Sur l’écran, là-bas, un oeil froncé le dévisage comme le fait, en reproches, son épouse.
— Y a un souci avec la télé ? Nan ? Alors je continue. Tu vas voir si je caricature. On a donc eu : je suis pom-pom girl, j’ai été bonne soeur, je suis mytho (fallait l’oser, celui-là), j’ai été tireur d’élite, je suis soudouée – surdouée et, attends attends (il lève un index professoral) : une reine de la pop a brisé mon couple.
Silence dans la cuisine. Même la Voix, derrière l’oeil dans le poste, se tait – et ce n’est pas la minute publicitaire, tout au plus un blanc dans le programme ?
Ça ne dure pas :
— Non mais franchement, tu trouves que c’est moi qui caricature ?
12 heures
Te plaindre, te plaindre, mais tu ne sais faire que cela ! Si encore je n’étais qu’une vieille rombière aigrie, je pourrais comprendre. Mais là, là… Je t’ai tellement choyé, tellement préservé dans le confort si agréable de ton existence, que tu ne réalises même plus la chance que tu as de m’avoir à tes côtés. Comme si j’étais devenue pour toi invisible. Moi qui me plie en quatre pour toi tous les jours, qui me démène pour que tu ne manques de rien, que tu sois un parfait coq en pâte. Mais écoute bien ce que je vais te dire, mon chéri : ce n’est pas moi qui devient invisible, c’est toi qui devient aveugle, qui t’emmure dans ton cocon comme un ermite dans sa grotte, à ruminer inlassablement la petite routine de sa vie minable au point de ne plus savoir jouir de la beauté du monde, de ne plus s’intéresser aux autres.
A te regarder le nombril comme tu le fais, à ne penser qu’à toi, et que tout ce qui t’est donné aujourd’hui et depuis si longtemps t’était dû, tu pourrais très bien finir seul, et désoeuvré, coupé de tous, comme ces vieillards abandonnés dans les maisons de retraite qui ne sont que des mouroirs pour êtres prisonniers de leurs corps en déliquescence. Nous sommes encore jeunes, nous pourrions faire tant de choses. Je ne veux pas que tu m’entraînes avec toi dans une descente qui ne serait aux enfers que pour moi seule. Il est encore temps pour toi de réagir !
13 heures
— Comment ça je m’y connais quand même vachement sur cette émission qui se laisse regarder ? J’ai dit ça ? Quand est-ce que j’ai dit ça ? Tout à l’heure ? Mais je n’ai jamais dit ça, jamais. J’ai dit – heu. Oui, bon, et qu’est-ce que ça change que je l’ai dit ou pas ? Non ça ne change pas tout, ça ne change rien du tout. Je m’y connais parce que c’est mon boulot de me documenter sur tout. Voilà ! Seulement mon boulot, tu t’en fous ! Complètement, même ! Un exemple ? Tu veux un exemple ? Ah ah ! Rien de plus facile. (Il se ressert un verre – coup d’oeil en biais dans sa direction à elle qui ne le regarde pas.)
— Bien. Sais-tu seulement ce qui se passe en ce moment avec le contrat TripleA ? Vas-y, je t’écoute.
Silence.
Simili silence puisque sur l’écran un des candidats vient de buzzer – il y a de la révélation de secret dans l’air.
Impossible de rivaliser avec ça.
Même TripleA en serait incapable – ils sont pourtant sacrément puissants, financièrement, s’entend. Et s’il ne décroche pas ce contrat, lui, c’est sa tête qui va sauter. Il le lui a dit, à elle, pas plus tard que la veille au soir.
Mauvaise heure, mauvais moment – la quotidienne de Secret Story. Au cours de laquelle repassait la révélation du secret d’un des candidats loftés (il ne pouvait l’oublier : en matière de synthèse, ce secret se posait là) : j’ai décidé de changer de sexe.
Mon.
Dieu.
Qu’allaient-ils encore inventer ce soir ?
14 heures
C’est comme cela que tu le prends ! Comme si tout était de ma faute, comme si c’était moi l’unique responsable ! Mais tu pourrais te remettre en cause, toi aussi. Et sans monter sur tes grands chevaux s’il te plaît. Parce que si tu veux que moi aussi, j’use de coups aussi bas, il n’y a pas de problème. C’est contraire à mes principes, mais pour une fois, je vais faire une exception. Et je te préviens, ta fierté masculine va en prendre pour son grade. Et ne viens pas dire ensuite que je suis méchante.
Après tout, tu as été suffisamment désagréable depuis le début de cette soirée pour que je t’avoue ce petit secret. Tu l’aurais peut-être deviné tout seul, mais j’en doute. Ce petit goût de sel, dans le potage, que tu trouves si désagréable… Ce n’est pas une maladresse, pas plus que je n’ai perdu mes dons de cuisinière dont tu portes l’étendard avec allégresse. C’est le résultat d’un petit subterfuge qui n’a malheureusement pas porté ses fruits jusqu’à présent. En fait, je me demande pourquoi je m’évertue encore à piler chaque soir un comprimé de Viagra que je dissous ensuite dans tes assiettes. J’ai beaucoup espéré chaque soir qu’il te permette de retrouver le chemin du désir, mais de ce côté-là, ton étendard est en berne, et j’ai bien peur que ce soit définitif.
15 heures
— Quoi ? J’ai été la maîtresse d’un quoi ? D’un – non, j’ai dû mal entendre, là. Ou alors t’as zappé, c’est ça ? Allez, quoi, avoue ! T’as zappé et au lieu du secret on a eu la fin d’une phrase d’un autre program – non. Pardon. D’une pub. On a eu la fin d’un slogan de pub, hein ?
Silence – elle regarde sa main posée à dix bons centimètres de la télécommande, n’a pas besoin de dire quoi que ce soit.
— T’as – T’as pas zappé ? Mais, son secret, là, c’est bien : J’ai été la maîtresse d’un ballon d’or ?
Il pense alors : Ronaldo, Messi, Xavi – auxquels se mêlent, à mesure que le saisit une hilarité à n’en pas douter alcoolisée mais surtout exponentielle – Papin, Platini, Giresse, Tigana…
Puis quelque chose d’inhabituel le stoppe net – pas un bruit ni un son, plutôt quelque chose tenant davantage de l’absence – figeant sa glotte sur un hoquet étranglé gargouilleux.
Pas.
De.
Bruit.
Aucun.
S’il ne se demandait ce qui se passe, il en éprouverait un soulagement qu’il n’aurait jamais cru possible de l’avoir tant espéré – la réponse ne tarde pas.
Sous la forme d’une question.
De sa part à elle.
Il a mal entendu, se penche :
— Hein ?
Elle répète – il avait bien compris mais ne peut s’empêcher de reformuler ce qu’elle lui propose, quand bien même cela ne changera rien, il le sait :
— Si on faisait pareil ? Tu – tu veux… devenir la maîtresse d’un ballon d’or ?
16 heures
Ah non ! Pas ça ! Je ne le tolérerai pas. J’ai sans doute des défauts, je n’ai jamais dit que j’étais parfaite, même si tu ne manquais pas de me le dire régulièrement, à une époque. Quant à toi… Tes récriminations sont à mon humble avis déplacées : vus les efforts que tu fais pour t’entretenir, je me demande comment je fais pour avoir encore du désir pour toi, et espérer que tu m’honores, sans ressentir un profond dégoût pour la difformité adipeuse que tu es devenu. Il est loin le temps de ta splendeur, le beau jeune homme, galant, séducteur et attentionné, qui avait su me faire tourner la tête. Ce n’est plus la tête qui me tourne, mais le regard que je détourne.
Quand le prêtre nous a unis pour le meilleur et pour le pire, si j’avais su qu’il y aurait plus de pire que de meilleur ! Si c’était à refaire… Bien sûr, tu m’as et tu vas encore me rappeler que c’est toi qui pourvoies majoritairement aux besoins de notre ménage, et que sans ton argent, rien de ce que nous avons ne serait là, et moi-même je ne serais rien. Mais mon pauvre ami, si j’étais vénale comme tu sembles le penser, je serais partie il y a bien longtemps… Seulement, moi, je t’ai aimé sincèrement, pour ce que tu étais, les premières années et probablement plus longtemps que toi. Parce que si tu me dis aujourd’hui que tu m’aimes, je ne te croirai pas. D’ailleurs tu n’essayeras pas : tu n’es pas assez courageux pour ça.
17 heures
Elle a levé les yeux au ciel – j’ai dit une connerie ou quoi ?
Se dit-il sans réaliser que son taux d’alcoolémie obéit à la règle de l’iceberg (ou, plus approprié, du glaçon) : ⅛ qui dépasse – c’est dire s’il s’en tient une bonne.
— Hein ? Ah d’accord ! “faire pareil”, c’était… une soirée Secret Story ?
Les pubs, sur l’écran, envahissent le vide de son esprit déjà soumis à rude épreuve, 13°, du costaud. Mais, de la surprenante lucidité qui parfois assaille les bourrés, il reprend :
— Après tout, pourquoi pas – ça sera pas pire que ce truc d’une pauvreté intellectuelle affligeante qu’on nous assène. Et puis, hein, la réalité c’est pas la télé mais IRL. (Elle écarquille les yeux.) IRL – laisse tomber : In Real Life… mais on s’en fout. Bon, alors, comment qu’on la fait, ta soirée Secret Story ? Punaise, on se croirait au Club Med – en moins marrant. Non je dis pas ça pour toi, mais faut admettre que – Ah oui, c’est pas faux, on a déjà le loft. Tu marques un point.
Il regarde le fond de son verre, pendant qu’elle parle, comme si une forme de vérité insoupçonnée allait soudain en jaillir – soupire (un coup de blues jamais n’abolira le bazar de ces mornes soirées conjugales et encore moins la fatigue qui – hasard ? – choisit ce moment précis pour de nouveau l’assommer) :
— Donc on a chacun un secret et le premier qui trouve a gagné ? – Okay… Mais qu’est-ce qu’on gagne ?
18 heures
Mais est-ce que moi j’ai été grossière ? Est-ce que je t’ai à un seul moment de cette dispute insulté ? Pas que je sache ! Par moments, tu sais, moi aussi j’aimerai te filmer ou t’enregistrer, et tu verrais comment tu me traites. Comme une esclave, comme une domestique, comme un sous-être, une moins-que-rien, qui ne trouve aucune grâce à tes yeux.
Faut-il donc que je t’aime à ce point pour ne pas avoir la force de te quitter, et éprouver encore une affection compatissante ? Faut-il que je me sente à ce point responsable de toi que la culpabilité d’un départ potentiel me soit aussi insupportable ? Et pourtant, si tu savais à quel point c’est fatiguant, arrivée à cette période de ma vie, d’avoir à m’occuper à la maison d’un homme qui ressemble à s’y méprendre à un enfant de mon âge. Sans moi, que deviendrais-tu ?
Il faut que je pense un peu plus à moi, que je sois un peu plus égoïste : c’est encore ton bonheur et ton bien-être auxquels je m’intéresse, alors que je viens de te confier que je suis malheureuse comme les pierres. Mais je suis à bout, à bout. S’il faut que je te quitte, si c’est la seule solution, si je dois refaire ma vie, c’est maintenant. Un mot, il te suffit d’un mot, et nous repartons de zéro ensemble. Un mot, sinon je pars, je quitte ta médiocre compagnie, je retrouve les ailes de la liberté et du bonheur.
19 heures
Comme d’habitude, elle ne répond pas – l’a-t-elle entendu, écouté, seulement ? – il n’en sait rien, comme d’habitude réduit à supposer, supputer – comme d’habitude la communication, entre eux, est coupée. La faute à la télé ?
Se demande-t-il.
Manquant sa première question à elle.
— Hein ? Tu peux répéter ? – Non, c’est pas que je t’écoutais pas, qu’est-ce que tu vas chercher – juste que j’avais la tête ail – oui, j’avais la tête ailleurs. Et alors ? Ça ne t’arrive jamais, à toi ? – Arrête de zapper, bon dieu ! Ce que tu peux être chi – emmerd – casse-pieds à zapper comme ça tout le temps ! Et après madame se permet de ma balancer que j’ai la tête ailleurs. Tu manques pas d’air, quand même. Ah non j’te jure… Comment, mais comment tu veux qu’on te parle alors que t’arrêtes pas de jouer avec cette putain de télécommande ? – Mais je sais que c’est les pubs, merde ! Tu me l’as déjà dit tout à l’heure. N’empêche que c’est pénible. Alors tu choisis une pub et t’en bouges plus, t’as compris ? – Comment ça c’est moi qui suis pénible ? Manquait plus que ça, tiens. Et pourquoi, j’te prie ? Parce qu’on ne peut pas me parler ? Mais je te retourne le compliment ! Et tu sais pourquoi, hein, tu sais pourquoi ? – je sais, j’suis pas drôle, mais j’ai plus franchement envie de rire, tu vois. Tiens, on va se la faire Secret Story – c’est bien ce que tu voulais, non ? Alors devine pourquoi j’ai plus envie de rire. Allez, vas-y !
20 heures
Mais qu’il est difficile d’avoir un dialogue serein et constructif avec toi ! Heureusement que je témoigne d’un peu plus de bonne volonté, et que je n’ai pas totalement perdu l’espoir de sauver notre couple. Et je ne relève même pas la mauvaise foi dont tu t’ingénies à faire preuve. Si tu ne m’avais pas déjà tant déçue, tu ferais preuve là d’une virtuosité rare. Puisqu’il faut bien chercher des solutions, et qu’il n’est pas question que nous nous séparions, même si tu es le seul responsable de nos problèmes, voici ce que je te propose.
Ce n’est pas de gaieté de cœur, crois-moi, mais je ne vois pas d’autre issue possible, je vais devoir me forcer à prendre un amant, avec ta bénédiction. Si tu savais le nombre d’hommes qui me courtisent en permanence, et des jeunes en plus. Un claquement de doigts, et j’ai à mes pieds des dizaines d’amants qui ne demanderont qu’à me combler des plaisirs de la chair. Avoue que ce serait une maigre consolation, un palliatif indispensable pour que notre amour survive à la terrible épreuve du temps. Tu partirais chaque matin au travail, comme d’habitude, et moi, au lieu de me ronger les sangs dans l’attente, dans le désespoir, je m’évaderais, profitant de tous ces instants que tu ne veux plus et que tu ne peux plus m’offrir. Ne trouves-tu pas que cette idée est bonne ?
21 heures
— Ah mais c’est pas moi qui ai voulu jouer à Secret Story, hein, admets-le. C’est quand même bien toi qui a eu cette idée, non ? – Je demande, hein, parce qu’avec toi, mieux vaut se méfier – Non, non, rien de personnel. Disons que je te connais, c’est tout. – Ouais, ouais, je me comprends – Bon, alors on se la fait, cette soirée Secret Story ou tu préfères continuer à zapper ? – On continue ? Eh ben, enfin un sujet sur lequel on est d’accord… Enfin – quand je dis d’accord… – Mais bon. Donc, c’est à toi de trouver mon secret.
Coudes sur la table, son regard la braque, mi-amusé, mi-teigneux – elle ne dit mot.
Au bout d’un temps que chacun trouve infini – pour une fois sur la même longueur d’onde mais incapables de le réaliser – c’est lui qui reprend, à moins qu’elle n’ait fait de même – toujours cette incertitude, ce décalage dans la bande son de leur émission quotidienne, un mauvais doublage, en dialogue de sourds refusant de s’entendre :
— Je t’ai pourtant donné un indice, il me semble – ou alors j’y ai pas mis le ton qu’il fallait ? Tu veux que je demande à la Voix de répéter ?
Il se marre.
Seul.
Puis la regarde le regarder sans parvenir à déchiffrer ce que ses yeux à elle tentent de lui transmettre – lassitude, tristesse, autre chose ?
Il hausse les épaules – se surprend à éprouver l’envie (étrange) de vouloir zapper cette soirée –
Ça, ça ne me ressemble pas.
Se dit-il.
– une envie de plus en plus forte.
22 heures
Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! Tu sais, mon chéri, je crois que nous ferions mieux d’aller nous coucher. Tu as gâché la soirée que j’ai voulu t’organiser, c’est un fait, mais cette discussion que tu as envenimée m’a complètement épuisée. Nous reparlerons de tout cela demain, à tête reposée. Beaucoup de ce que j’ai entendu ce soir m’a profondément déplu et choqué, mais tu sais à quel point j’ai le pardon facile : tu en as bien assez usé et abusé tout au long de notre mariage, et je suis certaine que tu continueras à le faire.
Cela dit, tu vas rire, mais je vais te faire une confidence : ça m’a fait beaucoup de bien, cette dispute. Tu veux bien me passer le programme télé, s’il te plaît ? Il y a peut-être encore quelque chose d’intéressant, à cette heure-ci.
23 heures
Une envie de tout zapper de sa vie, une vie dont les pages de pub seraient les premiers instants de bonheur éprouvés, oubliés, puis ceux de ce boulot qui aujourd’hui l’aliène, le mine, l’épuise et, qui sait, a peut-être bien tout détraqué – il ne se plaint pas, a perdu toute combativité en ce domaine, mais ce soir, il aimerait bien choisir tel ou tel fragment, rebondir jusqu’à un autre qui lui conviendrait mieux pour finir par détenir les meilleurs photogrammes de sa vie, de leur vie.
Alors, il ne lui resterait plus qu’à les assembler solidement, à rembobiner la pellicule.
Puis s’installer – sans bouteille de rosé – avec du pop-corn, à la rigueur – pour savourer le spectacle à ses côtés, à elle.
L’un contre l’autre sans être contre l’autre.
Et comme il s’agirait d’une projection privée, rien ne les empêcherait de commenter les images, les moments forts, de rire, de se retrouver.
Dénués du besoin de zapper.
Elle l’observe toujours, il le voit.
Viendrait-elle de penser la même chose ? Une sorte de vase communicant ? Ce serait bien la première fois que –
— Je sais quel est ton secret !
Dit-elle.
Il la regarde, attend qu’elle poursuive.
— Tu veux refaire ta vie.
A-t-elle vraiment dit ça ? – il n’en est pas certain, peut-être est-ce un des candidats, à l’écran ? Mais en ce cas… pourquoi pleure-t-elle ? Il ne s’agit que d’une banale émission de téléréalité, après tout.
0 commentaire