Ce 26 mars dernier, un temps quasi estival régnait sur le Berry. L’occasion idéale pour prendre un bon bol d’air, et essayer une des nou­velles attrac­tions tou­ris­tiques du dépar­tement : une ballade inoubliable.

8 heures

J’ai la journée devant moi, et une envie de grand air, d’insolite, d’inattendu. Direction Saint-​​Amand-​​Montrond, les bords du Cher. Sur la base de loisirs de Virlay, à la sortie de la ville en remontant vers Bourges, tout de suite à gauche après la station d’épuration, quelques rares pro­me­neurs s’attroupent. La rumeur ne mentait pas : il y a bien là, et à partir de samedi, le point de départ d’une excursion d’un nouveau genre…

9 heures

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Nous sommes quelques cou­rageux, réunis devant Jean-​​Pierre, notre guide. Look façon Cro­codile Dundee, mous­tache fractale en plus, il nous expose le pro­gramme de la journée et les consignes de sécurité à res­pecter. Yves, jeune sexa­gé­naire retraité de l’armée, a les yeux qui brillent d’impatience : il a fait la guerre d’Indochine, ça va lui rap­peler des bons sou­venirs. Sa femme, Jac­queline, barou­deuse délurée à la mode pari­sienne, ancienne assis­tante de Direction pour un grand groupe français, exprime tout haut son émer­veillement devant autant d’exotisme à moins de deux heures d’autoroute de Paris. Clo­tilde, la jeune jour­na­liste du Berry Répu­blicain, petite brune plutôt mignonne, cheveux noués, ne dit pas un mot mais n’en mène pas large : elle transpire le stress et la peur, mitraillant avec son appareil photo numé­rique tout ce qui bouge ou presque, et gri­bouille sur son cahier tout ce que Nicolas, le gérant de la jeune société, lui raconte. Ce dernier la drague, et elle ne s’en rend même pas compte.

9 heures 30

Nous avons tous enfilé nos casques et nos gilets de sau­vetage. Clo­tilde insiste pour immor­ta­liser l’instant en faisant une photo de groupe. Puis Jean-​​Pierre nous affecte un par un nos élé­phants d’eau douce. Ce lointain cousin de l’éléphant d’Afrique et de l’éléphant d’Asie, mieux adapté à nos climats tem­pérés, était encore il y a peu en voie d’extinction, et le monde s’en fichait éper­dument. Grâce à une petite poignée de pas­sionnées, et au prix d’efforts de plu­sieurs dizaines d’années, l’espèce est désormais sauvée. Sa réha­bi­li­tation passe par son exploi­tation tou­ris­tique, disait tout à l’heure Nicolas, le gérant. Le mien s’appelle Bour­riquet : c’est un jeune mâle adulte de 4 ans, plus têtu que la moyenne de ses congé­nères. A l’aide d’un escabeau de six marches, je m’installe sur son dos, presque sur sa nuque, les jambes juste der­rière les oreilles. C’est bizarre, les oreilles d’éléphant d’eau douce : très velues, légè­rement pointues, bien dressées sur la tête. L’éléphant d’eau douce tout entier est un animal curieux : la grosse tête, avec la trompe et les défenses sont bien là, la queue chétive et son plumeau neu­ras­thé­nique aussi. En revanche, grâce à un empat­tement plus grand, ses deux à trois tonnes sont réparties sur un corps plus lon­gi­ligne. Sa robe, noire ou marron, nous évoque plutôt des chevaux de trait géants. Monté à cru, l’éléphant d’eau douce demande un petit temps d’adaptation à nos pos­té­rieurs douillets. A Jac­queline, qui en fait la remarque à voix haute, Jean-​​Pierre explique que cette impression se dis­sipera quand l’animal se sera mis en mouvement.

9 heures 45

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Les élé­phants se mettent à l’eau les uns après les autres, et entament leur pro­menade sur la rivière à la queue leu leu, tran­quillement. Le niveau de l’eau est déjà bas pour un début de prin­temps, il y a des sablettes partout, c’en est presque déses­pérant avec tout ce qu’il a plu et neigé cet hiver. Le ventre rebondi des élé­phants touche à peine l’eau : on ne devrait pas se mouiller les pieds aujourd’hui.

10 heures 15

Yves cherche déjà à faire la course. Parti bon dernier, il tente de doubler mon élé­phant dans un virage. Bour­riquet n’apprécie pas, il s’emballe, fait une embardée, je tombe à l’eau. Tout le monde se marre, sauf Jac­queline qui hous­pille son mari copieu­sement. Yves rougit quand elle lui reproche de ne pas savoir se tenir en société. Je remonte tant bien que mal sur ma bête. Heu­reu­sement qu’il fait beau aujourd’hui, presque un temps estival.

11 heures 30

Nous croisons des pêcheurs, sur leur barque, au milieu du Cher. On ne peut pas dire qu’ils appré­cient notre passage. Avec leur fronde, ils envoyent quelques bou­lettes d’appât dans notre direction. Le chapeau de Cro­codile Dundee tombe à l’eau. Puisque je suis déjà mouillé, on m’encourage à me remettre à l’eau pour aller le chercher.

12 heures

Noirlac, Bruère, Bigny… Nous arrivons à l’entrée de Châteauneuf-​​sur-​​Cher, où nous déjeunons. Clo­tilde en profite pour inter­viewer Jean-​​Pierre, qui nous raconte la légende des ori­gines de l’éléphant d’eau douce. Ramené d’Asie au XVe siècle par un explo­rateur ber­richon du nom d’Horace de Lar­gen­terie, quelques spé­cimens d’éléphants auraient eu des rela­tions avec une race d’âne autochtone, étran­gement com­pa­tible, le Grand Noir du Berry. C’est à ce croi­sement inat­tendu que l’éléphant d’eau douce doit ses oreilles. Au temps de sa splendeur, l’espèce avait peuplé tout le bas Berry, une bonne partie de la Creuse et de l’Allier, surtout le long des cours d’eau. La force de l’animal faisait mer­veille dans les car­rières et dans les exploi­ta­tions fores­tières, jusqu’à ce que la machine à vapeur fasse son appa­rition. Les deux guerres mon­diales du XXe siècle, pendant les­quelles l’animal fut très recherché pour sa viande, faillirent lui être fatales.

13 heures

Avant de repartir Yves fait un tour dans le stade d’eaux vives qui abrite nor­ma­lement les com­pé­ti­tions de canoë-​​kayak. Prise dans le courant et les vagues, son élé­phante, Knysna, rebondit d’une paroi à l’autre et manque de se noyer. Jac­queline hous­pille encore son mari. Yves, il faut tou­jours qu’il se fasse remarquer. Moi, je suis presque sec, mais mes baskets, vaseux et spon­gieux, sont foutus.

14 heures

Quelques canoës tentent de nous doubler. Mal leur en a pris. Bour­riquet fait de grands mou­ve­ments de tête. Sa défense perce un des frêles esquifs en PVC. Jean-​​Pierre promet une indem­ni­sation. L’échange est houleux. Nous faisons une courte halte, le temps de laisser les rameurs partir devant, suf­fi­samment loin pour qu’ils évitent la furie de nos montures.

15 heures

La vallée du Cher est un large berceau, après Châ­teauneuf. Vers Lapan, Clo­tilde fait tomber son stylo dans l’eau. Il flotte un peu, emporté par le maigre courant. Sous les encou­ra­ge­ments de mes com­pa­gnons, j’étais invité à me jeter à l’eau, puisque j’étais déjà mouillé. Le stylo a coulé avant que je ne me décide. Clo­tilde ne peut plus prendre de notes, elle enre­gistre des notes vocales sur son télé­phone por­table. Jus­tement, Jean-​​Pierre raconte que les fleuves français sont un habitat idéal pour nos élé­phants : l’écosystème tout entier leur convient. Les silures, ces gros poissons-​​chats hideux et gluants, régulent la popu­lation de souris d’eau douce, petits animaux nui­sibles qui pro­voquent la panique parmi nos élé­phants, et peuvent leur causer de graves crises cardiaques.

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Mais les plus gros silures – jusqu’à deux mètres et cent kilos – peuvent aussi, parfois, s’attaquer aux jeunes élé­phan­teaux : après tout, ils ont déjà avalé des enfants (humains) qui jouaient au bord de la rivière. Du coup, les élé­phan­teaux ne quittent pas leur mère avant l’âge adulte. Jac­queline nous fait savoir tout haut qu’elle aussi elle a connu ça, son fils Xavier est resté dans ses jupons jusqu’à 23 ans, et que c’était pénible. Jean-​​Pierre reste sans voix. Et la pol­lution, ça ne les affecte pas, vos élé­phants ? demandais-​​je par curiosité. Jean-​​Pierre hausse les épaules, avant de nous montrer un vieil arbre aux formes bis­cornues. J’ai compris.

16 heures 30

Nous sommes arrivés à Lunery, à côté du camping, der­rière l’école mater­nelle et pri­maire, et à côté de la station d’épuration (déci­dément). Ter­minus de l’excursion. Nous aurions bien eu le temps de des­cendre jusqu’à Saint-​​Florent, nous confiait Jean-​​Pierre, « mais après, on est en ville, et avec les élé­phants, ce n’est pas pra­tique, et un peu dan­gereux aussi. On ne sait jamais ». Nicolas attend avec la bétaillère qui ramènera les bes­tioles, pendant qu’un minibus nous rapatrie vers Saint-​​Amand. Clo­tilde a trouvé un stylo et écrit fré­né­ti­quement son article en silence, Jac­queline s’extasie, Yves nous raconte sa guerre d’Indochine pour la troi­sième fois de la journée. Jean-​​Pierre se refrise la mous­tache dans le miroir de cour­toisie du siège pas­sager. Moi, je regarde par la fenêtre, et je me dis qu’elle a de l’avenir, cette excursion touristique.

17 heures

Jus­tement, Nicolas nous confie en arrivant que si ça marche, l’année pro­chaine, il ouvre un deuxième circuit entre Mon­tri­chard et Saint-​​Avertin. En attendant un jour de pouvoir pro­poser les châ­teaux de la Loire à dos d’éléphant d’eau douce : « les Chinois ado­re­raient » s’enthousiasme-t-il. Yves se moque de lui, il se fait aus­sitôt et de nouveau hous­piller par Jac­queline, qui rassure Nicolas en lui disant qu’elle recom­mandera cette activité à ses amies sur Facebook. Le site Internet doit bientôt être mis en ligne. Nicolas demande où est Clo­tilde, il l’aurait bien invité à boire un verre en ville, mais elle est déjà partie, elle a un autre évé­nement à couvrir, pour l’édition du lendemain.

17 heures 15

La journée touche à sa fin, il a fait tel­lement chaud que l’orage gronde. En ren­trant à la maison en voiture, je me dis qu’il y a là matière à faire un billet pour le 1er avril, sur mon blog. Après tout, ce serait vraiment dommage de ne pas par­tager avec mes lec­teurs une ballade aussi inoubliable.


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