Le vieil homme avait appris au garçon à pêcher et le garçon l’aimait.
Ce matin-là, nous sommes partis en mer, comme nous l’avions fait à d’innombrables reprises, mon grand-père et moi. J’étais adulte depuis quelque temps, et je savourais chacune de nos sorties comme si c’était la dernière. Les voiles qui claquent, le clapotis contre la coque, le sel qui vous colle à la peau. Et comme à chaque fois, nous avons atteint le grillage, un grillage sur la mer, recouvert d’une toile qui représentait la mer. Il avait toujours été là, sa présence normale, sauf aujourd’hui, elle me semblait absurde.
– Qui a posé ce grillage, Santiago ? Et qu’est-ce qu’il y a derrière ? Que garde-t-il ?
J’appelais mon grand-père par son prénom, il y tenait.
– Tu poses enfin des questions, me répondit-il. Tu as mis le temps, mais c’est bien.
J’écoutais les réponses de mon grand-père, ces souvenirs du temps où jeune, il partait comme nous avec un vieil homme pêcher sur la mer. Derrière ce grillage, me dit-il, il y a la mer telle qu’elle a toujours été, belle et simple, profonde et touchante. Et un poisson, un immense poisson, gardé par des requins. Ce sont eux qui ont posé le grillage, eux qui ont tendu la toile.
J’aime bien penser au poisson et ce qu’il aurait pu faire aux requins s’il avait pu nager librement.
La toile était donc là depuis bien avant ma naissance, depuis 1952, tout comme le grillage. Cette mer, que mon grand-père avait vue de ses propres yeux, qu’il avait parcouru avec le vieil homme, dans laquelle il avait pêché, elle était confisquée depuis tout ce temps. Personne, depuis, n’avait pu regarder cette mer avec d’autres yeux que celui qui avait peint la toile, cette toile posée ensuite par les requins sur du grillage.
– Quand est-ce que le grillage sera enlevé ? demandais-je.
– Encore vingt ans, soupira-t-il, encore vingt ans, mon petit.
Alors, de son sac, il sortit une pince.
Après, il commença à rêver d’une longue plage jaune et il vit le premier des lions y descendre dans l’obscurité naissante
Avec la pince, il coupa le grillage, avant de sortir son couteau et de fendre la toile.
– Santiago, nous n’avons pas le droit ! Et les requins ?
– Quand le poisson sera mort d’avoir trop grossi, quand il ne pourra plus les nourrir, les requins partiront. Vers d’autres mers, sur lesquelles ils ont posé d’autres grillages, tendues d’autres toiles.
Le bateau s’engagea dans la faille faite à la clôture, et nos yeux parcoururent l’horizon libéré sous un soleil nouveau. Au bout de quelques heures, guère plus, nous posions le pied sur une plage. Et comme dans le rêve du vieil homme, le roi des lions, le plus grand des lions, nous chassa de la plage, nous renvoya de l’autre côté du grillage et de la toile, qu’il referma et répara pour qu’il tienne encore vingt ans. Mais quelque chose du poisson s’était enfui dans l’intervalle, et libre nageait quelque part dans notre mer sans grillage, près de nos plages sans lion, s’amusant à échapper aux requins et à faire rêver un vieil homme.
Les phrases en italique sont phrases de la nouvelle traduction du Vieil homme et la mer de François Bon, aperçue dans les nuages le 7 février 2012 et presque toute de suite disparue en mer, à la poursuite des poissons volants…
Les photographies sont photographies de John Hogan (1940) et de Fouquier.
0 commentaire