Souvenirs…

Je la regardais en grimpant dans le cerisier de ma grand-mère, dans le jardin d’en-bas. Au milieu des cerises que nous ramassions alors, des grosses bigarreaux bien juteuses, délicieuses. Nous en aurions mangé presque autant que nous en mettions dans les paniers en osier, tendant les bras pour n’en oublier aucune, si l’arbre n’avait pas été aussi grand.

Je la regardais. Comme on la voyait bien, la centrale, depuis les branches du cerisier. Bien mieux que depuis le cimetière, un peu plus haut sur le coteau, là où repose mon grand-père. A vol d’oiseau, il ne doit pas y avoir plus de dix kilomètres, à travers les marais. Ils sont posés là presque incongrus, dans ce paysage de vignes et de fleuve, de maisons en pierre calcaire presque beige sous le soleil de Pentecôte et leurs toits de tuile orange. Quatre grands cylindres de béton, nus, gris et tristes, qui semblent vous tourner le dos, toujours, d’où que vous les regardiez… Déjà une forme de mépris de la matière pour le vivant ?

Nous l’avions visité, une année, avec le collège. En cinquième, je crois. Tchernobyl ne voulait rien dire pour nous, nous étions trop jeunes pour en entendre parler et pour comprendre. Trop jeunes pour avoir peur. Dans ma mémoire, je crois qu’aucun de nos parents n’avait refusé qu’un de mes camarades y participe : sans doute parce que cela ne pouvait pas arriver en France. Et puis c’était une sortie scolaire, comme nous en faisions peu, donc c’était un moment de joie et d’excitation. Ne pas y aller aurait été une punition, sans doute. Là-bas, en plus, le port du casque était obligatoire, ça nous amusait beaucoup. L’atome était trop petit pour être visible, et l’électricité, nous avions toujours vécu avec, nous n’aurions pas pu nous en passer, alors nous écoutions les promesses de cette énergie sagement, avec intérêt. Nous n’étions pas difficiles à convaincre.

Vingt ans après…

Le cerisier n’est plus, l’âge et les tempêtes ont eu raison de lui. Comme d’autres cerisiers, cueillis à l’orée de leur floraison, à quinze mille kilomètres de là, le mois dernier. Une triple catastrophe : tremblement de terre, tsunami, accident nucléaire. 28000 morts et disparus pour les deux premières (bilan au 11/04/2011), combien pour la troisième ? Personne ne le saura avec certitude. Ici, en France, les journaux télévisés n’y consacrent déjà plus que quelques secondes : l’actualité, c’est la Lybie, c’est la Côte d’Ivoire, ce sont les déclarations sur l’immigration. Le Japon, maintenant, si rien n’évolue, nous n’en parlerons qu’à chaque anniversaire, d’abord mois par mois, jusqu’en juin, un peu en septembre (ça fera six mois), et en mars l’année prochaine, si la campagne présidentielle de 2012 ne prend pas trop de place dans les JT. Et puis une fois tous les ans, vite fait, jusqu’en 2014, puis une fois tous les dix ans, enfin. Sauf si d’autres images viennent en sur-impression entre-temps.

Comme Haïti, comme la Thaïlande, comme Katrina, comme tant d’autres… Sélectivité de la mémoire, dictature de l’immédiat.

Quelque chose est en train de naître…

Il n’y a pas que de l’émotion – brute – dans ce que je ressens. A l’instar de Pierre Ménard, dans son texte “Rentré à temps“, l’écho de ses drames en chaîne, provoque en moi le besoin d’exprimer quelque chose. Comme si, (et étonnamment comme pour mon deuxième roman), j’avais besoin d’écrire pour comprendre la course du monde qui nous dépasse et nous emporte. D’expliquer et de m’expliquer. De (me) révéler cette fraction de mon inconscient, qui génère des signaux que seule la plume, seule l’écriture pourra traduire. D’essayer de produire quelque chose d’intelligible et de cohérent à partir de ce qui se construit en moi, presque à mon corps défendant, et qu’il faudra pourtant que j’écoute. Un moyen de compréhension d’une réalité, de ce qui est à l’œuvre, au-delà de ce que je peux vivre…

Car au-delà de tout ce qui a déjà pu se dire et s’écrire ailleurs, la récurrence de cette trinité m’interpelle : 3 catastrophes, 3 réacteurs dont le cœur fusionne ou menace de fusionner… Des piscines comme autant de tonneaux des Danaïdes. Une troisième bombe… Et tant d’histoires individuelles qui s’entrechoquent. Plus que d’autres, ces drames nippons nous touchent tous, où que nous soyons, où que nous vivions, quelle que soit notre histoire. Ils bousculent nos visions du monde et de l’avenir, ils mettent en exergue la fragilité croissante de nos sociétés, ils nous poussent à nous interroger sur aujourd’hui et sur demain. Sans sombrer dans le catastrophisme excessif et absurde, sans remettre le couvercle sur la marmite non plus pour que tout continue comme avant.

“Trois cœurs en fusion”

Il y a dans cette expression une résonance qui me pousse à l’utiliser, une forme d’obsession. Je ne sais pas encore comment, je ne sais pas ce qu’elle donnera. Peut-être un projet, peut-être un roman, peut-être autre chose. Dans un premier temps, une série de billets sur ce blog, mise en ligne à cadence irrégulière. Si vous le souhaitez, vous êtes les bienvenus pour y participer.

A Fukushima aussi, il y avait des enfants qui grimpaient dans les cerisiers, et regardaient ces six cubes de béton qui semblaient leur tourner le dos, toujours.


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