Il est du bon côté, cette fois. Sur l’autre rive. Au bord du précipice aqueux qui préexistait à tout, autour duquel la ville s’est construite. Autour de la fracture qui ne se résorbe pas, en dépit de toutes les façades qui s’écrasent sur ses flancs siècle après siècle, hauteurs et laideurs croissantes entraperçues derrière les îlots sauvages du fleuve.

Les ponts existent, ils sont là, des gens, des voitures, des trains les empruntent. Pourtant, ce que le fleuve charrie jusqu’à la ville, ce que vient buter sur l’une ou l’autre des rives, sur cette limite entre France du Sud et France du Nord, et ici entre monde d’en haut et monde d’en bas, tout se trie entre deux rives, naturellement. Sélection contre lesquelles parfois l’homme lutte, mais qui s’impose parce qu’écrite dans la pierre et dans les âges, dans l’inconscient collectif.

Ce même fleuve qui emporte aux faubourgs de la ville, sur l’aval, ce qu’elle a recraché. Il est du bon côté, cette fois. Pas sur celui qui reçoit la souffrance, celui où il ne fait pas bon être né, celui où il ne fait pas bon avoir une adresse. Celui que l’on appelle La Source.

Il est soulagé, mais sur les quais qu’il arpente, ceux dont il n’a pu se détacher, prisonnier dans cette mangrove urbaine, il y a tous les autres, des gens qui s’accrochent, des gens que la vie et ville ont jeté là, comme les courants jetant les naissants de moules sur les pièges tendus par l’homme.

Ils souffrent comme il a souffert, pas toujours des mêmes mots, mais au final c’est la souffrance qui compte, pourtant ils tiennent le coup, pourquoi personne n’en sait rien mais ils y arrivent et personne ou presque ne fait attention à eux.

Mais c’est bientôt fini. Il faut les soulager, rendre leur liberté à leur âme, c’est ce qu’ils veulent, ils n’osent pas se l’avouer, ils n’ont pas la force de le faire eux-mêmes, alors il faut les aider, c’est ce qu’il faut faire, les aider.

Soulager quelqu’un du fardeau qui est le sien, acte simple, frappé d’ingratitude. Ailleurs il suffit de les pousser du quai, par surprise de les basculer par-dessus le parapet, mais la société vous reproche de le faire, ce n’est pas bien, c’est tellement mieux de passer à côté sans les voir, ou de les voir chaque jour en pensant que finalement notre vie n’est pas si moche, que tant qu’on en est pas arrivé là c’est qu’on a plutôt réussi, parfois même on éprouve de la pitié et le passant lâche une pièce ou pose un sandwich avec le regard qu’il lancerait à son vieux chien tétanisé par l’arthrose.

Alors maintenant qu’il est du bon côté, il veut faire ce qu’il faut, mais en commençant par les moins difficiles, ceux qui s’avinent jusqu’à s’écrouler à même le quai, au creux d’une arche, les mains vissées sur les goulots des bouteilles, les corps recouverts des cartons qui leur servent de couverture, les bonnets qui cachent les cheveux crasseux. Ceux qui n’ont pas de chien qui pourrait réveiller les braves gens qui dorment dans les immeubles de l’autre côté de la rue, qu’il peut asperger d’alcool comme ceux dont ils s’imbibent, et d’un coup de briquet faire flamber la souffrance, purifier ceux qui la portent, les libérer des tourments qui les emprisonnent ici et dont personne ne sait les soulager.

Combien il aura le temps d’en affranchir avant qu’on ne l’attrape, il ne le sait pas, il se sentira plus grand, il aura fait le bien, c’est ce qu’il pense, il en est convaincu. Il passera pour un fou, ce sera même facile, les experts n’auront pas de doute, il n’y a personne ici qui pourra le juger, mais pour que ça arrive, d’abord, il faudra qu’on l’attrape, vivant s’entend, parce qu’il suivra peut-être le fleuve jusqu’à l’embouchure, parce qu’il y a d’autres villes comme celle-ci, et parce que ce qu’il va faire peut aussi avoir lieu dans les villes sans fleuve, les possibilités ne manquent pas, elles sont presque infinies, et d’autres l’aideront en faisant de même, aucun avec la même force et la même conviction que lui.

Mais il est du bon côté maintenant, il en est convaincu, alors il ne se laissera pas attraper. Au bout de son parcours, au moment où viendront les gyrophares, au moment où l’espace s’emplira du hurlement des sirènes, où les coups ébranleront la porte, lui aussi il entreprendra le rite, il se purifiera, renversant la bouteille, ou de l’essence peut-être, s’imbibant les vêtements, le corps. Le cliquement du briquet qui en aura emmené tant d’autres vers la véritable liberté, la fugitive caresse des flammes naissantes, le moment où on le regardera transfiguré avec la même horreur que celui qui découvre le chien dévorant l’enfant.

Ils trouveront une lettre, après, celle où il raconte tout, et pourquoi il en est arrivé là, celle où il racontera les voix qu’il a entendu. Lui aussi. Celle où il clamera qu’il n’était pas fou, simplement qu’il n’a pas eu la chance de naître du bon côté du pont, et qu’à partir de ce moment-là c’était inévitable, c’est comme cela que ça devait se finir.

Ils penseront à lui quelque temps, puis ils oublieront, son souvenir emporté par le fleuve avec le reste, ce que la ville ne veut plus, vers un ailleurs mystérieux. Sa folie ne restera qu’une crue ordinaire de la raison, sans lendemain. Mais lui n’en aura que faire, il sera soulagé, il sera définitivement installé sur l’autre rive.


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