Sans doute fallait-il que moi aussi, je réagisse. Pardon si ce billet est long, c’est autant un plaidoyer qu’une démonstration, maladroite et mal étayée, mais cette réflexion devait être couchée quelque part…
Depuis quelques semaines, quelques mois, les partisans des deux camps s’affrontent, et le bruit de leurs batailles grossit et s’enfle, à mesure que les armes qu’ils utilisent sont fortes. Les hostilités ont pris un tour nouveau, notamment, par Frédéric Beigbeder, dans la préface à Premier bilan après l’apocalypse, ou plus récemment par Yann Moix, sur le blog la règle du jeu, qui invite simplement, avec sa retenue habituelle, à brûler les e-books. Ce qui ne manque pas de surprendre de la part de deux hommes encore jeunes. Un palier, donc a été franchi, et la communauté du “contemporain numérique” (par opposition sans doute à « l’asbinitude cellulosée » ?) a commencé à répondre (Laurent Margantin par exemple), parfois par la dérision (et quel sens de la dérision chez Christine Jeanney !).
Inquisitions…
Si je devais caricaturer, il y aurait d’un côté les inquisiteurs de l’ordre établi, de l’Ancien Monde, poursuivant en hérésie ces auteurs et éditeurs numériques, qu’ils excommunieraient volontiers de la Littérature au nom de l’idée qu’ils s’en font. En bons gardiens du temple de la France des Lumières, de l’Encyclopédie, thuriféraires des Editeurs centenaires, des Prix Littéraires, et des Bibliothèques sanctuaires, ils vendent à qui veulent bien les entendre que l’écriture numérique ne peut pas être assimilée à de la littérature. Pire : qu’elle l’appauvrit, comme elle appauvrit son lecteur !
… et nouveaux mondes
De l’autre côté, il y aurait ces insurgés d’un Nouveau Monde, partis dans son exploration, à la conquête d’un nouveau territoire dont nul ne connaît les frontières exactes, et que tout pousse à s’affranchir des puissances coloniales de l’Ancien Monde. Ici tout le monde peut écrire, peut publier, tout le monde peut lire, souvent gratuitement même, ou pour presque rien. Voici une terre de Liberté, de Création, un paradis pour Ecrivants et Editeurs, où tout semble possible, où tout le monde peut réussir à devenir écrivain et être publié, loin des pouvoirs des monarques de l’Ancien Monde et leurs cours, jalouses de leurs positions et de leurs privilèges. C’est d’ici que se complotent les révolutions qui, peut-être, balayeront les ordres anciens.
Un pied dans chaque camp
Le conflit qui couve ou qui parfois éclate imposerait presque à chacun de choisir son camp, éditeurs, auteurs et lecteurs,. Enfant des deux cultures, élevé dans l’adoration du livre papier comme dans la fascination pour la technologie, aujourd’hui autant blogueur qu’écrivain au sens ancien, je ne veux prendre parti ni pour l’un ni pour l’autre, tant ces querelles peuvent parfois me paraître absurdes. Mieux, je veux essayer de réconcilier l’un et l’autre. La démonstration est imparfaite, certainement, et vouée à l’échec, tant chacun des deux camps aura tôt fait de se poser en victime.
Ce qui différencie le texte du son et de l’image
Autant vous prévenir tout de suite : je ne suis pas un historien des médias. Pour autant, il me semble qu’il existe une différence fondamentale entre le son, l’image, le texte, lorsqu’on aborde la question de leurs supports de diffusion.
Le son n’a pu être enregistré, reproduit et diffusé à grande échelle : il fallait être présent au moment où l’œuvre musicale était jouée pour pouvoir en profiter. Ce n’est véritablement qu’à partir du XIXème siècle, que les supports de diffusion ont été créés, et se sont répandus : du disque en zinc (1887) au MP3 et au streaming du XXIème siècle, en passant par le disque en cire, le vinyle en 33 et 45 tours, le CD. La radio(diffusion) est elle apparue véritablement qu’à l’entre-deux-guerres. Pour l’image, même constat : la photographie débute son histoire au XVIIIème siècle, le film au XIXème. L’un comme l’autre ont connu énormément d’évolutions technologiques et en connaissent encore, tant pour leur production que pour leur diffusion.
Le texte fait figure d’exception : si l’on se contente de remonter à Gutemberg et à l’invention de l’imprimerie (1440), le support de diffusion des œuvres, le livre papier, reste quasiment inchangé pendant plus de six siècles ! Mis à part quelques petites variantes comme le livre de poche, les éditions en gros caractères et les livres audio, cette permanence du livre papier a fini sans doute par enraciner dans nos représentations collectives cette équation simple : « œuvre texte = livre papier ». Aux dernières lueurs du XXème siècle, l’apparition du numérique, en trois grosses briques (Internet, les systèmes de gestion de contenus ou CMS, les liseuses), est donc une secousse tellurique dans un environnement et pour des acteurs peu habitués aux changements.
Les auteurs papier et les auteurs numériques n’existent pas !
Ai-je jamais, un jour, écrit un livre ? Non. Je n’écris pas de livre, je n’en écrirai jamais. Et pour cause : j’écris des textes. DES TEXTES ! Ce n’est pas du papier qui sort de mon stylo, ce ne sont pas des suites de 0 et de 1 qui sortent de mon clavier. A aucun moment, en écrivant, je ne présage pas du support sur lequel un jour mes lecteurs parcourront ce qui deviendra une œuvre.
Je publie, sur ce blog notamment (en numérique), je suis publié (en version papier, et peut-être un jour en version numérique). J’espère l’être encore (même après ce billet).
A une époque où l’on se plaint, dans de nombreux espaces, de celles et ceux qui passent leur temps et leur salive à opposer les Français les uns aux autres, il ne faudrait pas que la littérature emprunte le même chemin. Les auteurs ne sont pas papier ou numérique. Ils sont auteurs. Leurs œuvres sont diffusées par qui veut bien les diffuser, que ce soit eux-mêmes (et ils ne s’en privent pas), que ce soit un éditeur numérique, un éditeur papier ou les deux à la fois. Vouloir interdire le droit à ces auteurs de se réclamer de la littérature, même si la qualité de leurs œuvres n’est pas à la hauteur de l’idée que se font quelques personnalités installées de ce grand est noble ensemble, ne sera jamais qu’une tentative de censure, bien navrante au demeurant.
Et le lecteur, dans cette guerre ?
Auteurs et éditeurs des deux mondes se déchirent donc, devant un lecteur qui, lui, les poussera à évoluer. Car c’est peut-être bien là la véritable révolution : cette multiplication des supports de l’œuvre littéraire fait basculer tout un secteur d’une politique de l’offre (les éditeurs choisissent ce que les lecteurs peuvent lire et sous quelle forme) à une politique de la demande (le lecteur choisit ce qu’il veut lire, sous quelle forme, et à quel prix : il devient prescripteur). La remise en cause, pour les régnants de l’Ancien Monde, n’en est donc que plus profonde. La question n’est pas tant de savoir quelle forme l’emportera sur l’autre, mais à quelle vitesse l’équilibre entre livre papier et livre numérique sera atteint, et à quel niveau il se stabilisera. Car il y aura toujours des adeptes du livre papier, comme il y a toujours des adeptes du vinyle ou du CD, ou parce qu’il restera toujours des temps pour la lecture numérique (les transports en commun, les salles d’attente,…) et des temps pour la lecture papier (au coin du feu, sur la plage,…).
Pour ma part, de tous les livres papier, j’aurai tendance à penser que le livre de poche qui va souffrir le plus de l’émergence du numérique est des liseuses, parce que précisément il a été créé pour être faiblement encombrant et bon marché (deux qualités du livre numérique). A condition pour les éditeurs papier historiques de respecter le lecteur – et l’auteur – dans la fixation de leur prix, que celui-ci reflète véritablement le coût de production et de diffusion, et non qu’il soit vu uniquement une source de rentabilité avec des marges à deux ou trois chiffres… Il n’est pas le seul, loin s’en faut, mais deux petits tours du côté de chez Publie.net et dans les réflexions de François Bon ne font pas de mal.
La littérature a-t-elle vraiment à y perdre ?
Celles et ceux qui voudraient nous faire croire que l’appauvrissement littéraire et culturel français est en marche jouent sur des positions défensives. Dans un pays où l’illettrisme touche 9% de la population, tout ce qui peut donner le goût et le plaisir de la lecture est bon à prendre. Même si rares sont ceux qui égaleront les grands classiques, même si une certaine forme d’élitisme est nécessaire, nous savons que beaucoup d’entre nous ne liront sans doute jamais Frédéric Beigbeder (ils vont ou iront voir les adaptations au cinéma), Yann Moix, ou encore les plus grands esprits du passé et du présent.
Que constate-t-on aujourd’hui : plus d’auteurs, plus de création, plus d’inventivité et de richesse, plus de diversité… Pour les éditeurs, la possibilité de publier des textes qui, en version papier, n’auraient pas ou peu de chance d’être économiquement viables. Pour les lecteurs, de se surprendre à lire et à aimer d’autres textes que ceux sélectionnés au terme d’un parcours impitoyable dont je témoigne de temps à autre ici (et je mérite certainement mon sort).
Alors oui, forcément, dans les premiers temps, beaucoup se lanceront sur le livre numérique comme d’autres se ruaient vers l’or. Forcément, il y aura du bon et du moins bon, des échecs plus nombreux que des réussites. Mais comme pour la musique, nous verrons émerger de ce magma créatif des auteurs qui, sans cet espace, sans cette forme de publication, n’auraient jamais pu se révéler et exister en tant qu’écrivains. Pour eux, le livre numérique sera un tremplin vers le livre papier. Pour la culture francophone, une nouvelle possibilité de rayonnement. Pour les libraires, pour les bibliothèques, la situation est plus contrastée certes, mais tous les espoirs ne sont pas perdus, à condition de savoir se réinventer.
Rassurez-vous…
Bref, qu’ils se rassurent, celles et ceux qui crient à la fin du monde littéraire tel qu’ils le connaissent (c’est à la mode en 2012) : ce n’est pas demain qu’un livre 100% numérique remportera le prix Goncourt. Ce n’est pas demain qu’un livre 100% numérique se retrouvera en tête des palmarès des ventes (qui méprisent de toute façon allègrement ce support). Ce n’est pas demain qu’un éditeur 100% numérique viendra bousculer les hégémonies germanopratines. Coexister pacifiquement est sans aucun doute possible. Il n’y a guère que dans les cours de l’Ancien Monde où l’on redoute encore la fin des privilèges, et où l’on diabolise encore le Progrès dont le peuple lecteur pourrait bénéficier.
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