Il est des émotions sur lesquelles il est difficile de mettre des mots. Il est des actes difficilement qualifiables, même dans une langue aussi riche que le français. Il est des courages que seules des foules silencieuses, spontanément réunies, peuvent dignement saluer.
La journée d’hier, cette nuit, et ce matin encore, la vibration qui s’est emparée de nombre d’entre nous à la découverte de cette tragédie ne s’éteint pas. Elle s’amplifie. Comparable à celle d’un 11 septembre, comparable à celle d’un 11 mars (Fukushima), comparable à des moments d’Histoire plus lointains, parfois moins tragiques, et avec plus de puissance encore que toutes celles-ci.
Elle me ramène à mes années d’étudiant en sciences politiques, à l’ambiance qui animait les « conférences de rédaction » du journal des étudiants auquel pendant deux ans j’ai contribué, à l’amateur de ces dessins féroces qui n’épargnaient aucun des travers de nos sociétés, et qui prêtaient autant sinon plus à réfléchir qu’à sourire. Charlie Hebdo, comme le Canard Enchainé, étaient pour certains d’entre nous des modèles, par leur état d’esprit, par leur indépendance, par leur liberté d’expression, par l’absence de tabou. Par leur capacité à ne pas faire de la provocation pour la provocation mais d’en faire une incitation à la réflexion, au recul critique. Le travail des journalistes, des dessinateurs, est salutaire et le restera.
La réponse immédiate, majoritaire, à travers la société, à travers le monde, de toutes celles et de tous ceux qui sont attachés avant toute chose à des valeurs humanistes, universalistes, que la France a depuis plusieurs siècles choisi d’incarner, me rassure. Paradoxalement, elle ne sera rassurante que si elle s’inscrit dans la durée.
Comme beaucoup je regrette qu’il nous faille des drames abjects, perpétrés par quelques fous, ultra-minoritaires, se réclamant de causes qui ne sont que prétextes à la folie, pour nous rendre compte de la valeur de cet héritage, pour nous réunir autour de ce qui forme le véritable ciment d’une humanité éclairée et progressiste. Nous avons la chance de vivre dans un pays libre, démocratique, où la censure ne règne pas, où les journalistes et les artistes peuvent exercer leurs vocations sans risquer la prison, l’exécution, la persécution. Où chacun, sans condition d’origine, de croyance, de conviction politique,… peut venir, se lever et parce qu’il se reconnaît avant tout dans les valeurs des Lumières, dans celles issues de la Révolution Française, intégrer la communauté et contribuer à construire un présent et un avenir meilleur, pas uniquement pour elle mais pour au-delà.
Hier, il a fallu pourtant expliquer aux enfants que même en France, en 2015, même au cœur de Paris, des hommes et des femmes pouvaient être assassinés, avec pour seuls torts d’écrire et de dessiner, de travailler à maintenir le plus grand nombre possible d’entre nous conscients de l’importance et de la valeur de la Liberté, de ses incarnations démocratiques, des périls qui en permanence menacent. La lutte contre les obscurantismes, quels qu’ils soient, quelles que soient leurs formes, quelles que soient les causes sous lesquelles ils se déguisent pour mieux s’insinuer dans les esprits, les faibles autant que les forts, est un combat de chaque jour que Charlie Hebdo, comme heureusement d’autres, menait.
Alors, après Charlie, comme Charlie, ce n’est pas par la haine qu’il faut et qu’il faudra combattre la haine. Ce n’est pas par l’obscurantisme, la répression, la censure, le rejet de l’autre, la bêtise qu’il faut et qu’il faudra combattre l’obscurantisme, la répression, la censure, le rejet de l’autre, la bêtise.
Les mobilisations collectives, d’hier, d’aujourd’hui, de demain, qu’elles ne s’interrompent pas dans une semaine, dans un mois, dans un an. Que l’indignation silencieuse, respectueuse, que l’hommage indispensable et infiniment mérité rendu aux héros de la Liberté, et aux forces de sécurité, policiers et militaires qui les protégeaient, ne cèdent pas la place à la peur et au désir de vengeance, aux replis sur soi, aux généralisations hâtives et à l’exacerbation furieuse des communautarismes. Qu’elles se transforment en un sursaut démocratique, en un sursaut de responsabilité, en un retour à l’essence même de la politique, de l’intérêt général, de l’exigence de Progrès. Qu’elles n’oublient pas qu’au fronton de nos institutions, la Liberté côtoie l’Égalité et la Fraternité. Qu’elles ne se trompent pas de combat, qu’elles ne se trompent pas d’ennemis, qu’elles ne s’engagent pas dans ces spirales infernales qui n’ont à travers l’histoire jamais rien apporté de positif.
Pour que nous puissions encore longtemps vivre dans des pays, toujours plus nombreux, où des dizaines de petits Charlie pourront créer, penser, réfléchir, titiller, provoquer, dessiner, écrire, en conscience de la chance qui est nôtre. Vivre avec la volonté inaliénable d’aider partout dans le monde, et y compris en notre sein, toutes celles et tous ceux qui ne bénéficient de cette même chance à l’obtenir, en utilisant ces armes qui ne tuent pas. Même si nous venons de perdre une partie de ceux qui les maniaient le mieux. Nous le leur devons.
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