Oubliés les quatre murs qui vous étreignent, les doubles vitrages sur la façade d’en face, les sonneries de téléphone à tout bout de champ, les collègues bruyants qui parlent, l’air artificiel de la climatisation, les réunions stériles, les embouteillages, les bousculades dans le métro, les files interminables aux caisses des supermarchés, la publicité partout, à la radio, dans les journaux, sur les affiches, à la télévision.
Prenons la route. Dix minutes, pas plus, à remonter la rivière le long de la départementale. A gauche, là, le passage à niveau, le pont presque trop étroit pour la voiture, même petite, et ses rambardes de fer riveté, rouillées jusqu’à l’âme, qui inquiètes regardent le lit caillouteux du contrebas. Encore une centaine de mètres et à droite, quitter l’asphalte pour la pierre blanche, longer le pré jusqu’à ce que la route devienne herbe, obliquer sous les arbres.
Sortir, respirer à pleins poumons. Balayer du regard le paysage, par tous ses points cardinaux, et n’y voir que de la verdure, les habitations, la civilisation moderne, cachée par les arbres au loin. Juste, par ci, par là, les agrès d’un parcours de santé peu fréquenté, certains ceinturés d’orties pour éloigner les bonnes intentions des promeneurs, rares.
Y poser sa table, une chaise. S’asseoir et lire, s’asseoir et écrire, près de l’eau qui coule tranquillement, sous les feuilles du chêne qui chantent au vent. Mettre le temps entre parenthèse, être sur chaque branche, derrière chaque brin d’herbe, sous chaque rocher, sur chaque molécule d’air, et y puiser la force, lente et inébranlable, de cet espace que rien ou presque ne vient troubler, où règne une harmonie rare.
Il y aura bien un train, passant à vive allure au cœur de la forêt de sapins, sur l’autre rive, une voiture passant plus loin, pour rappeler qu’ici rien n’échappe longtemps à l’homme, pour rappeler la beauté d’un lieu pourtant peu remarquable au premier abord. Un hennissement des chevaux alentours, des chèvres qui viennent boire à la rivière, et au bout de son bâton, Christian.
Le chevrier est à l’image du lieu : il incarne la joie de ces bonheurs simples, lui qui a abandonné une vie d’architecte dans une grande métropole pour se retirer ici, vivre son rêve, élever ses chèvres, faire son fromage, prendre soin de ses chevaux, de ses abeilles, reconstruire une maison en ruine, juste sur le plateau, plus haut, avec vue sur la vallée, refuser autant que possible la société de consommation, au point parfois de porter ses t-shirts jusqu’à ce qu’ils comportent plus de trous que de tissu.
Lui, volubile et bon vivant, lui, dont l’embonpoint se nourrit de sa gourmandise, fera peut-être la sieste dans l’herbe, aujourd’hui, au milieu de ses animaux qui errent en liberté sur la prairie.
Quant à moi, ici, je lirai, ici, j’écrirai, même sous la pluie, à l’abri de l’arbre, un œil distrait sur la canne à pêche que j’aurai peut-être tendue sur le fil de l’eau, jusqu’à ce qu’il soit l’heure d’aller à l’école chercher les enfants. Jusqu’à ne plus savoir si le retour au quotidien est une parenthèse que l’on referme ou, au contraire, une parenthèse qui s’ouvre avec l’envie de vite la clore.
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