Vous avez tout pour être heureux. Un job passionnant, un salaire mensuel à quatre zéros, une famille épanouie, une belle maison, une grosse voiture, une résidence secondaire au bord de la mer. Tout le monde vous envie. Sauf vous-même.
Et c’est là que les choses se compliquent. Insidieusement, tout vous paraît insipide. Vous n’avez plus envie, plus goût de rien. Tout vous énerve, tout vous rend triste, rien ni personne n’arrive à vous faire sourire, même les pitreries du petit dernier. Rapidement, le verdict tombe : dépression. Le médecin du travail qui vous recommande un confrère, un psychologue, quelqu’un de très bien, il va vous remettre sur pied en un rien de temps.
Son cabinet en ville est modeste, la salle d’attente, temple silencieux à la bibliothèque chargée de livres, est un désert où le patient déjà se perd dans ses pensées. Le bureau, le divan, des questions, encore des questions, et voilà que, spécialiste de l’hypnose, il se met en tête de rechercher les causes de votre malaise dans les souvenirs refoulés de votre enfance. Parce que l’enfance, ça sert aussi à ça, à refouler des tonnes de souvenirs qui viendront plus tard vous pourrir en cachette votre vie d’adulte.
Il agite son pendule, prend une voix grave et calme, vous demande de fermer les yeux, et ça commence. Ce que mon thérapeute n’avait pas vraiment prévu, c’est qu’avec moi, le retour en arrière irait bien au-delà des frontières acidulées de l’enfance. Ce jour-là, le premier jour de mon traitement, nous avons exploré ma première vie antérieure.
Ma réminiscence, au cœur d’une meute barbare, dans les forêts d’Europe Centrale au IVème siècle après Jésus-Christ, n’a pas véritablement contribué à ma guérison. Intéressant, a-t-il simplement dit, avant de me redonner rendez-vous la semaine suivante, et une ordonnance longue comme un listing informatique sorti d’une imprimante à aiguilles.
Au bout de deux mois, à raison d’une séance hebdomadaire, la science avait fait des progrès considérables. Mon statut avait changé : je n’étais plus un patient, j’étais un cas. Le lieu de nos rencontres aussi avait évolué : le cabinet en ville avait cédé sa place à un bel hôpital. Ce n’était plus moi qui me déplaçait, mais mon psy, souvent accompagné de confrère.
Lorsqu’ils ont commencé à me sangler au lit et à me faire des piqûres au creux du coude, je dois avouer que j’ai commencé à m’inquiéter. Il ne faut pas tout dire à son thérapeute, même s’il vous le demande gentiment, même s’il vous pose des questions et qu’en plus il donne l’impression d’écouter sincèrement les réponses.
Ainsi, nous n’aurions jamais dû faire cette séance qui a bouleversé tant de nos certitudes, mais qu’un jour sans doute la science expliquera. Notre conception du temps est linéaire, chronologique. La réincarnation devait l’être aussi : vous mourrez, et dans un laps de temps plus ou moins long, vous vous réincarnez en un autre être. Vous suivez ainsi le cours de l’histoire, génération après génération, et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Ce n’est pas vrai, j’en suis la preuve. Mes vies antérieures ne sont pas continues, leur ordre n’est pas chronologique. Je me suis déjà réincarné dans le futur, j’y suis mort, et je me suis réincarné dans le passé, bien avant mon présent. Oui, je sais, c’est difficile à admettre. La réincarnation est déjà, pour beaucoup, une aberration, une idée farfelue. Pour beaucoup, rien ne nous attend après la mort, éventuellement le paradis ou l’enfer.
Mais comment expliquez-vous que les grands hommes, les grands savants aient fait progresser l’humanité à coups d’inventions extraordinaires ? Elles seraient sorties du néant bouillonnant de leur imagination ? Ne soyez pas si naïfs !
Projetés dans ce qui est notre passé après leurs vies antérieures futures, ils ont su décoder les signaux de leur inconscient, qui avait emporté d’un corps à l’autre le souvenir de ces progrès, ces techniques. Si vous croisez la réincarnation de Léonard de Vinci lors de votre prochaine vie antérieure, n’hésitez pas à lui poser franchement la question. Il vous dira lui-même à quel point j’ai raison.
Mon plus gros préjudice, néanmoins, fut causé par la séance où mes mots furent incompréhensibles, au cours de laquelle je parlais une langue étrange. Elle a peut-être été celle qui a précipité ma chute. Parce j’ai affirmé en revenant qu’il y a de la vie ailleurs qu’ici, que certaines de mes vies antérieures, passées et futures, ont eu lieu sur d’autres planètes. Une partie de ma mémoire avait gardé trace de ce langage.
Aujourd’hui, je suis sanglé à mon lit jour et nuit, avec des pastilles scotchées sur ma tête, et des fils qui me relient à un ordinateur, attendant une nouvelle séance au cours de laquelle j’irai à la rencontre de ma prochaine vie antérieure. Je n’ai pas vu la lumière du soleil depuis longtemps, trop longtemps.
Il est sans doute trop tard, mais je me suis rendu compte d’une chose : je regrette ma vie d’avant, celle où j’ignorai tout de ces vies antérieures, de ces cauchemars millénaires dont mon âme tourmentée colporte les fragments. Si je pouvais mourir tout de suite pour me réincarner en moi-même, dans ma vie d’il y a à peine quelques mois, je le ferais. Sans l’ombre d’une hésitation. J’avais tout pour être heureux, alors.
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