Mon fidèle ami,

Tu n’étais au départ qu’un cri sur la Plessur, un miaulement de panique parmi d’autres miaulements, dans ce sac de toile qui petit à petit s’enfonçait au milieu du courant. A peine eus-je le temps de rattraper la jute, tu étais le dernier, tes frères et sœurs avaient déjà bu le bouillon.

Je t’ai ramené à la maison, le pelage humide, tes grands yeux hirsutes emplis de méfiance, le corps épuisé par la peur. Anny a bien voulu que nous te recueillions. Cette histoire, je te l’ai racontée cent fois, quand tu venais te blottir sur mes genoux devant la cheminée.

C’est ainsi que tu nous as accompagné, plus de dix ans, vivant avec nous les tourments de l’histoire, les nombreux déménagements, ma vie privée tout aussi tumultueuse, alimentée par ma terrible faiblesse.

Une toute autre faiblesse me fait aujourd’hui prendre la plume pour te demander ta clémence, comme l’Egyptien l’aurait fait il y a bien longtemps avec de multiples offrandes. Tu t’en doutes car tu l’as vécu, venant souvent miauler à la fenêtre de mon laboratoire : je suis reconnu comme l’un des plus grands physiciens de mon temps.

D’autres génies ont fait progresser la science en expérimentant leurs découvertes sur leur propre corps. Je n’en ai jamais eu le courage. C’est pourquoi j’en appelle à ton amitié, à notre histoire commune.

Oui, tu commences à comprendre, toi mon vieil ami, pourquoi ce matin je t’ai enfermé dans cette boîte sans lumière, sans trou d’aération, avec ce drôle d’instrument à aiguille, ce marteau et ce petit flacon. Tout au long de ces années, tu m’as fait confiance, moi ton sauveur, moi qui t’avais arraché à une mort certaine, et ce matin encore, dans cette boîte noire inhabituelle pour toi, tu as résisté à la panique, ton amour pour ton maître a supplanté ton instinct de survie.

Pourtant, probablement dans la minute qui a suivi la poussée de mon index sur l’interrupteur, le flacon s’est cassé. Tant que je n’ai pas rouvert la boîte, tu es potentiellement à la fois vivant et mort. C’est au moment où un regard, mon regard, se posera la première fois sur toi que la Nature décidera de ton état.

L’issue ne fait pourtant aucun doute, tu n’es pas une simple particule. Et pourtant comment faire autrement comprendre aux autres qu’il doit exister un instant un état où tu bascules d’un monde à l’autre, un espace de matière et de conscience qui relie la vie à la mort, où tu n’es plus l’un ou l’autre, mais peut-être les deux à la fois.

Pardonne-moi pour ton sacrifice. Sache que je ferai tout pour qu’il ne soit pas vain.

Erwin Schrödinger


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