Ce n’est pas parce qu’il fait beau, ce n’est pas parce qu’il fait chaud, qu’il faut oublier que ce vendredi estival est d’abord et surtout le premier vendredi du mois, et à ce titre jour de Vases Communicants. Ce mois-ci, j’échange avec la talentueuse Camille Philibert-Rossignol, elle qui s’évertue à nous démontrer que la pelle est au tractopelle ce qu’est la camomille à camille… Mon billet, Fatalité, est à retrouver sur son blog !
Va falloir y aller, plus qu’une seconde, le bide se sert. Pourquoi maintenant, si brutalement. Il a toujours envie d’étirer le temps lorsqu’il ne reste qu’une poignée de secondes à traverser. Y aller. Quoiqu’il arrive. Impérativement. Les autres, à ses côtés dans le coulisse, ils comptent sur son jeu. Débrancher la petite voix intérieure qui lui murmure, en insistant plus que les autres fois, qu’il est nul. Ça y est, c’est l’heure. Après la traversée de la Manche et l’autoroute, après l’arrivée au milieu des stands à drapeaux rouge et la loge aménagée à la va- vite, il se sent au bord d’un grand trou. Seul. Ça fout les foies d’un seul coup. Est-il capable de le faire, bon sang ? Hier il l’a fait, fait bien, même assuré comme une bête, les autres lui ont dit, et puis les jolies filles accrochées à lui après. Dans la loge, il était le roi. C’est toujours comme ça avant, le trouillomètre à zéro, et ça ne s’arrange pas. On lui a dit qu’il s’habituerait, et bien c’est tout le contraire, de pire en pire. Avant chaque concert un espèce de trou s’agrandit sous ses pieds, de plus en plus sombre, de plus en plus vertigineux… Mais ce n’est que le sol en bois, un sol bien stable parcouru de quelques longs câbles, un sol qui marque la frontière entre coulisse et scène, inconnu et acclamé, nuit et lumière. La sangle de sa basse lui scie l’épaule, ses genoux tremblent, la scène impatiente, va-t-elle l’absorber tout entier et les câbles bleus et rouges se mettre à ramper… Il voit grouiller des boas plastiques affamés. Sa basse est-elle bien accordée pour jouer faux ? Il a beau y avoir passé du temps dans la loge, il ne sait plus, s’il a bien tendu les quatre cordes. Pourquoi son cœur se déchaîne entre ses cotes, coups explosifs couvrant le son de la foule qui scande leur nom. Et s’il n’entendait plus ses notes en les jouant ? Son corps pèse tant. Son pied gauche ne se lève pas du sol. Scotché, bouche déshydratée. Quelle zone…
Il a appris en répétant d’arrache-pied, et maintenant il a tout oublié. Un an de répétitions dans un squat humide et très froid en hiver, vraiment il s’est accroché. La faim au ventre parfois, comme ce soir de novembre où il a mangé de la colle à affiche parce qu’il y avait rien d’autre. Mais rien ne l’a arrêté, même pas les trous de mémoire: à la peinture jaune il a écrit les accords sur l’épais manche de la basse, du coup quand il a un trou au milieu d’un morceau il regarde le guitariste dont la bouche s’ouvre pour articuler Sol, Ré, ou Mi. Il appuie ses longs doigts sur l’accord dessiné, Sol, Ré ou Mi. Le tour est joué ! De toute façon, quand on balance du punk, on n’a pas à connaître la technique. Ras-le-bol de la maitrise sophistiquée qui a pris le pas sur l’énergie brute de la musique. – Enfin, ça c’est la théorie. Ça fait toujours bien à sortir dans les interviews. Parce que qu’est ce que tu joues, en vrai, pendant un concert de plus d’une heure, si t’es pas capable d’aligner les accords en rythme ? En fait, lui a appris la basse en accéléré jusqu’à un niveau acceptable, le guitariste qui joue depuis ses dix ans sort les sons qu’il veut de sa Gibson. Et si on appelle le batteur la machine à rythme, c’est pas pour rien, il frappe plus précis qu’un métronome. Quand au chanteur, soit, il ne sait pas chanter, son placement de voix incertain le rend muet à la fin du show. Tous ses thés au miel avant dans la loge n’y peuvent rien. Mais ses cris, ses éructations transpercent le cœur.
En face de moi, une multitude de gens, des ombres dans l’ombre, beaucoup sautillent déjà sur place. Je ne distingue pas leurs visages. Le bout de mes baskets touchent le bord de la scène. Je recule un peu mais reste devant, au niveau du chanteur et du guitariste, malgré les gestes énervés du manageur qui me fait signe de reculer. Mais quoi, c’est parce que je suis bassiste que je devrais jouer derrière ? N’importe quoi. Moi, c’est devant, et pendant j’écrase les cordes de ma Fender, je me penche encore pour chopper la lumière. C’est parti ! Trembler de la tête aux pieds, une transe électrique qui contamine le public le plus proche, et tous ces yeux lumineux qui s’accrochent à moi, moi, celui qui d’un accord lourd les entraîne en plein dans une danse, un magma, au cœur d’un volcan, immense, invisible.
Les autres échanges de cette belle journée :
Catherine Désormière http://desormiere.blog.lemonde.fr/ et Dominique Hasselmann http://doha75.wordpress.com/
Christophe Grossi http://kwakizbak.over-blog.com/ et Piero Cohen-Hadria http://www.pendantleweekend.net/category/vases-communicants/
François Bonneau http://irregulier.blogspot.fr/ et Christophe Sanchez http://www.fut-il.net/
Danielle Masson http://jetonslencre.blogspot.com/ et Christine Leininger http://les-embrasses.blogspot.fr/
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Joachim Séné http://joachimsene.fr/txt/ et JW Chan http://2yeux.blog.lemonde.fr/
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